jeudi 25 avril 2024

Arnold SCHOENBERG – Pelléas et Mélisande (1902) – John BARBIROLLI (1974) - par Claude Toon


- Tiens Claude, tu proposes une autre version de l'opéra Pelléas et Mélisande déjà chroniqué en 2018 ?

- Oui et de Claude Debussy Sonia. Mais là, il s'agit d'un grand poème symphonique de Schoenberg première manière. La pièce a inspiré nombre de musiciens…

- Ah bon ! Je m'y perds parfois… Et il y a d'autres adaptations du coup ? Ah oui, Gabriel Fauré ; une petite suite que tu as partagée dans le RIP du chef Seiji Ozawa…

- Au moins sept, les plus connus : Debussy, Schoenberg et Fauré que tu cites, mais aussi : Sibelius et Alexandre Desplat et, moins connus : William Wallace ou encore Mel Bonis, la plupart étant des musiques pour accompagner la pièce…

- John Barbirolli, le chef british de nouveau, déjà entendu dans, voyons… Mahler, Delius, Sibelius et Berlioz ! Un habitué dit donc…

- Et surtout une formidable interprétation de cette œuvre dont l'orchestration disons… chargée, ne souffre pas le manque de précision ! 



 

Pelléas et Mélisande est la pièce la plus célèbre de l'écrivain, poète et dramaturge belge francophone Maurice Maeterlinck (1862-1949), prix Nobel en 1911. Ce mélodrame "estampillé" comme tel a inspiré nombre de musiciens, mais pas que. On peut trouver la prose un peu datée pour ne pas dire affectée, mais elle marqua son époque et la carrière de son auteur.

Le synopsis du drame est à lire dans la chronique consacrée à l'opéra éponyme de Claude Debussy. Néanmoins, résumons l'affaire en deux mots. (Clic)

L'histoire se déroule dans un Moyen-Âge intemporel, les protagonistes n'ont ni passés connus, ni même une origine familiale très définie pour Mélisande. Petit-fils du vieux roi Arkel, le prince Golaud, lors d'une partie de chasse, rencontre près d'une fontaine une jeune femme perdue, craintive et en pleurs ; son nom : Mélisande. Elle a jeté une couronne dans l'eau… On n'apprendra rien sur ce qui l'a amenée en ce lieu… Golaud l'épousera, il est veuf et déjà père d'un garçonnet, Yniold. Golaud a un demi-frère Pelléas, jeune homme plein de vie, né d'un second mariage de Geneviève, fille de Arkel et mère de Golaud. Une génération sépare les deux hommes. Mélisande en pincera pour Pelléas moins taciturne que son mari violent. Ce dernier, fou de jalousie et de suspicion sur la nature charnelle de cette relation, tuera Pelléas. Mélisande en mourra de chagrin après avoir mis au monde une petite fille… et en refusant de dire si adultère il y a eu réellement, laissant ainsi planer le mystère sur la paternité du bébé !

Si vous n'avez pas tout compris à mon galimatias, voici l'arbre généalogique proposé dans le billet Debussy

Une sombre forêt, un château lugubre et ses cryptes, une fontaine, des nobles décadents, tous les ingrédients de la tragédie à la mode à la fin du romantisme du XIXème siècle sont réunis pour que les personnages s'affrontent. Le livret est idéal pour les opéras de l'époque dans lesquels, notoirement, le baryton (Golaud) imagine tout, même le pire, pour empêcher le ténor de séduire la soprano (Pelléas et Mélisande).

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Schoenberg en 1900
 
 

Une courte biographie d'Arnold Schoenberg est à lire dans la chronique dédiée au Concerto pour violon interprété par Hilary Hahn, l'un des premiers billets, en 2011 (Clic). La destinée hors norme de ce compositeur, peintre et théoricien du solfège mériterait d'être détaillée. Mais Maurice Maeterlinck ayant déjà monopolisé l'avant-propos, je reviendrai sur le parcours de Schoenberg dans une autre chronique consacrée à ses Gurrelieder. Pelléas et Mélisande est une œuvre de sa première période créatrice, ne compliquons pas l'affaire.

Arnold Schoenberg nait en 1874 à Vienne et grandit en plein crépuscule du romantisme post wagnérien. Jeune, il ne sait pas qu'il deviendra à sa manière, vers 1912, le "Beethoven" du début du XXème siècle en révolutionnant le langage musical par son invention du dodécaphonisme et du sérialisme. En cela, il rejoint Claude Debussy et Igor Stravinski dans le petit groupe des compositeurs promoteurs de la musique contemporaine (perso j'ajouterai Bartok). La comparaison avec Ludwig van vise la composition et la création en 1805 par celui-ci de la symphonie "héroïque" qui clôt définitivement l'âge classique par ses dimensions et sa fougue tragique. Surgi des idées des lumières, le romantisme, épique, combatif et poétique, s'imposera pendant un siècle.

Schoenberg ne suit aucune formation musicale académique. Cet autodidacte assiste néanmoins à des cours de contrepoint au conservatoire de Vienne auprès de Alexander von Zemlinsky (né en 1872). Il se lieront d'amitié. Zemlinsky, trop oublié de nos jours, mettra lui aussi en musique des poèmes de Maeterlinck. Il rencontre également les jeunes Alban Berg et Anton Webern avec lesquels il travaillera sur la rupture avec l'univers tonal et tous s'associeront en créant la Seconde École de Vienne, une autre histoire… Avant la rupture avec la tonalité par l'écriture du Pierrot Lunaire, une suite de 21 lieder d'après des poèmes de Albert Giraud traduits par Otto Erich Hartleben, faisant appel au parlé-chanté et aux premiers principes du dodécaphonisme et à l'atonalité, Schoenberg compose dans le style en plein bouleversement de la fin du XIXème siècle.

Schoenberg admire passionnément les œuvres de Richard Strauss et de Richard Wagner, fasciné par l'usage immodéré par ce dernier du chromatisme, expérience qui préfigure le dodécaphonisme en mettant en lumière les limites de la tonalité classique en termes de couleurs et de timbres, sans parler des formes sonates. Pour un aperçu de ces nouvelles techniques de composition, rendez-vous dans l'article consacré au concerto "à la mémoire d'un ange" de Berg interprété au violon par Isabelle Faust (Clic).


John Barbirolli

L'influence des grandes œuvres de la fin du romantisme est manifeste dans ses premières compositions. Citons-en trois : La nuit transfigurée, un sextuor transcrit pour orchestre à cordes, une œuvre qui reprend la thématique du couple d'amoureux plongé dans la tourmente d'un adultère pardonné par la sincérité des sentiments ; les GurreLieder commencés en 1900 avec son effectif orchestral et vocal monumental, sa durée imposante, font songer à la symphonie-oratorio N°2 "Résurrection" ou à la cantate Das klagendelied de Mahler ; quant à Pelléas et Mélisande, la puissance de l'orchestration s'impose en concurrente de celle des opulents poèmes symphoniques de Richard Strauss tel Une vie de héros de 1898.

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En France, en 1902, Claude Debussy compose son unique opéra Pelléas et Mélisande. Le succès est assez modeste au début. (Clic) Schoenberg n'est pas au courant de cette production et réfléchit de son côté, et la même année, à l'écriture d'un opéra sur le même livret ! Richard Strauss lui avait suggéré cette composition lyrique mais, sur les conseils de Zemlinsky, l'opéra deviendra une imposante symphonie en quatre parties comme il est encore d'usage, mais en réalité naîtra une compilation de onze épisodes suivant la trame de la pièce. La symphonie, si l'on peut dire, se joue sans transition. Elle dure trois quarts d'heure.

Schoenberg démontre une incroyable maîtrise dans l'innovation structurelle de sa partition. Berg montrera dans une étude subtile comment son ami a réussi à transcender la forme sonate par l'intégration des onze passages dans les quatre mouvements. L'orchestration et le sens du colossal rappelle le style mahlérien : 3 flûtes + 2 picolos, 3 hautbois + 2 cors anglais, clarinettes (1 en mi bémol, 3 en si bémol, 2 clarinettes basses), 3 bassons + contrebasson, 8 cors, 4 trompettes, trombones (1 alto, 4 ténor-basse), tuba, timbales (2 joueurs), triangle, cymbales, tam-tam, grand tambour, grosse caisse, glockenspiel, 2 harpes et cordes. Quand il faut il faut 😊 L'œuvre est achevée en 1903 à Berlin.

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Oskar Fried

La partition se révèle d'une complexité et d'une difficulté extrêmes ! Zemlinsky pressenti pour en diriger la première à Vienne jette l'éponge. Schoenberg décide comme un Bruckner en son temps de monter lui-même sur le podium le 25 janvier 1905. Son œuvre est bien trop exigeante pour un maestro amateur et tant le public que les critiques parleront de cacophonie.

Connaissant cette péripétie, je me disais ce matin que Schoenberg aurait dû rester à Berlin et faire appel à Arthur Nikisch, le directeur de la Philharmonie, un chef de génie réputé pour sa précision, ou à Oskar Fried, encore jeune mais ami talentueux de Mahler dont il défend baguette à la main ses symphonies tout aussi sophistiquées que Pelléas et Mélisande. Le passé a pensé comme moi (un effet bizarre de la Théorie de la Relativité), car justement Oskar Fried donne l'ouvrage en 1910 à Berlin avec un franc succès qui sauvera ce monument de l'oubli.

Je me devais de proposer une interprétation reflétant la force tellurique de l'orchestration mais avec une clarté du discours et un scrupuleux étagement des plans sonores qui ne conduisent pas à infliger un charivari cataclysmique à mes chers lecteurs. Il faut savoir que passionner l'auditeur n'est guère facile avec ce "monstre" ! Il y a quelques années au TCE, n'ayant trouvé que des mauvaises places trop proches et trop à droite de la scène surchargée, je fus déçu par la prestation de Christian Thielemann, pourtant familier de la partition et à la tête de l'une des meilleures phalanges d'Europe, la Staatskapelle de Dresde… D'autant que la lisibilité orchestrale de son CD de 1999 est une prouesse exemplaire (Opéra de Berlin).  Dommage pour ce soir-là…

Trois candidats pour mon billet : Barbirolli en 1974, Karajan en 1973 et Boulez dans sa première mouture avec le Symphonique de Chicago en 1991. Quant à l'orchestre, sans acrimonie ni snobisme, on ne conserve que les captations avec les ensembles les plus virtuoses.

J'ai découvert l'œuvre avec Barbirolli. Plutôt bluffé pour une première écoute il y cinquante ans, je me dois d'être fidèle à ce grand chef anglais. Une petite biographie illustre la chronique consacrée à la symphonie N°6 de Mahler (Clic). Il dirige ici le New Philharmonia Orchestra.

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Pelléas (Stanislas de Barbeyrac)
Mélisande (Patricia Petibon)
Debussy /
© Vincent Pontet

La discographie propose des réussites marquantes malgré la difficulté d'exécution inhérente à la complexité du langage de Schoenberg. Maestros et musiciens doivent impérativement s'affranchir de tout pathos. Malgré une qualité sonore moyenne dans la captation du philharmoniaJohn Barbirolli maîtrise des nuances contrastées et épiques grâce à un staccato implacable, sans négliger la tendresse dans la scène 8. La signature du style de direction de ce chef est sans ambiguïté, à savoir celle d'un artiste soucieux des moindres détails. L'homme pouvait faire travailler sans relâche et très longtemps des passages difficiles. Par cette méthode, il réduisit volontairement son répertoire et se fit chambrer sans méchanceté aucune par d'autres grands confrères comme Adrian Boult. Le résultat s'avère parfois glaçant voire terrifiant comme dans les climax de la scène (5) où Golaud furieux martyrise Mélisande qui a perdu sa bague, à savoir où ? La scène d'amour (6) qui suit est tout au contraire tendre et érotique, l'innocence de la jeunesse.

Une tout autre lecture que celle que nous offre Herbert von Karajan qui bénéficie d'un des plus beaux orchestres de la planète et de preneurs de son archi-compétents. Bien entendu le legato du maestro autrichien, le velouté des cordes, le discours finement concertant des bois et l'éclat des cuivres magnifient la partition pour le moins colorée de Schoenberg. Souvent un peu confus à l'époque, la Philharmonie occupe un espace immense, un son sans épaisseur, l'air circule entre les pupitres, de l'orfèvrerie audiophile 😉. Là aussi, une réussite majeure.


Alban Berg proposa un programme à partir de l'organisation de la partition et des notes de Schoenberg. Voici réunis : le Timing précisant chronologiquement le début d'un dialogue, d'une scène ou une ambiance, et les indications de tempos. Le tableau ci-dessous facilitera le suivi des onze étapes de la narration imaginée par Schoenberg. La complexité de la conception très libre de la forme sonate est impossible à analyser, réservons cela aux musicologues professionnels et aux cours de composition.

Le récit musical s'articule comme dans les opéras de Wagner autour de nombreux leitmotive symbolisant les personnages, les lieux, les sentiments… Le riche chromatisme induit des dissonances qui soulignent les tensions névrotiques de ce drame de la jalousie condamnant une passion amoureuse inévitablement maudite, thème romantique récurrent à l'époque : Tristan et Isolde… en tête. 


Timing
Barbirolli

 

Mouvements

Scènes

Tempo

(Traduit de l'allemand au mieux)

Timing
Karajan

[00:00]

[03:58]

[07:31]

[11:02]

Lento - Allegro

1. La forêt

2. Mariage de Golaud et Mélisande

3. Pelléas

4. Réveil de l'amour à Mélisande

 

I. Les archets bougent avec hésitation

II. Violent

III. Vivant

IV. Très vite

[00:00]

[04:29]

[07:35]

[11:34]

 

[17:57]

[19:21]

[22:37]

Scherzo - Presto

5. Scène à la fontaine,

6. Scène à la tour,

7. Scène aux caveaux

 

V. Un peu ému

VI. Lent

VII. Un peu plus ému

[18:47]

[20:09]

[23:31]

 

[26:35]

[31:32]

[33:51]

Quasi adagio

 

8. Fontaine dans le parc,

9. Scène d'Amour,

10.Mort de Pelléas

 

VIII. Très lentement

IX. Nuancé

X. Mouvement de marche

[27:40]

[32:23]

[34:45]

 

[36:16]

Finale

11.La mort de Mélisande

XI. Largo

[37:13]

 


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 



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La discographie semble modeste par rapport à celle d'autres ouvrages symphoniques de grande ampleur de la même époque, en particulier les symphonies de Mahler ou les poèmes symphoniques de Richard Strauss. Des gravures qui s'empilent mais n'apportent pas toujours une vision révolutionnaire.

Pour Pelléas et Mélisande, on cite souvent comme l'une des premières références le disque de Barbirolli et les deux captations de Pierre Boulez, la première en 1991 pour Erato avec l'Orchestre symphonique de Chicago (Erato-Apex), la seconde en 2012 pour DG avec l'Orchestre des jeunes Gustav Mahler, un petit peu moins engagée a priori. Deux interprétations très en place, bien entendu… Mais sont-elles héroïques et sensuelles ?

En 1973, avec Herbert von Karajan, on pouvait craindre que l'hédonisme du chef atténue les frissons et la fureur, des oppositions qui sont au cœur de la passion amoureuse maudite dans l'œuvre. Et bien, le maestro savait qu'on l'attendait au tournant dans une anthologie dédiée à la seconde école de Vienne et son langage si agreste. La Philharmonie de Berlin sonne comme jamais, la beauté sonore et le grand wagnérien que fut le maestro faisaient entrer Pelléas et Mélisande dans la discographie indispensable de tout mélomane respectable 😊 (DG1973 – 5/6).

Le XXème siècle finissant, le catalogue s'enrichissait en 1999 d'une interprétation au scalpel, brillant de mille feux sous la baguette de Christian Thielmann qu'il est de bon ton de dénigrer par principe car le monsieur se la joue à la façon des grands anciens de la tradition allemande : autoritaire et ronchon. Oui mais le résultat est là et les accolades avec tous ses musiciens (ça prend du temps 😊) aussi, comme quoi ronchon… à voir ! Si mon expérience en salle fut décevante pour des raisons d'acoustique, celui qui vient de révolutionner par une seconde intégrale l'interprétation des symphonies de Bruckner d'une clarté architecturale parfaite, donc très modernisée et moins sulpicienne, montrait ici son goût pour les lectures transparentes et passionnées (DG1999 -5/6)

L'œuvre sort du domaine exclusif des phalanges haut de gamme pour maestros de renom. On s'en persuade en écoutant une version articulée donc fastueuse dans sa narration et son sentimentalisme. J'ignorais que la jolie ville portuaire de Bergen en Norvège disposât d'un orchestre capable de relever le défi de ce monument ! Edward Gardner a osé, bravo même si la couleur instrumentale ne concurrence pas Berlin ou Chicago ; ah Chandos et ses bons plans ! (Chandos2020 – 4,5/6).




mercredi 24 avril 2024

Loreena McKENNITT " The Road Back Home " (2024), by Bruno



   A 66 ans et des brouettes, le temps ne semble pas avoir eu d'effet sur sa formidable voix d'elfe, limpide comme une eau de source, mélodieuse comme le chant des oiseaux. Une voix merveilleuse qui possède toujours cet incroyable pouvoir d'enchanter, de ravir, de supprimer les tensions, d'illuminer les journées les plus sombres. La magie de la musique.

     En 2023, pour ses concerts, Loreena McKennitt décide de faire un retour à ses premières amours musicales. A ce qui avait étreint son âme et son cœur, lui intimant de se consacrer à la musique, comme une nécessité absolue. En l'occurrence, celle plongeant profondément ses racines dans le terreau "celtique" - qu'elle avait découverte à travers le breton Alan Stivell, le groupe irlandais Planxty, et le groupe de folk-rock Steeleye Span (dont on retrouve ici, un traditionnel que reprenait également ce groupe : "Searching for Lambs").  Et c'est avec une certaine pugnacité, liée à une foi inébranlable, qu'elle reprendra d'une certaine manière le flambeau, et qu'elle deviendra l'une des plus belles représentantes de la musique dite "celtique" (tant bien même on lui reprochera parfois sa nationalité, lui refusant toute légitimité - il y aura toujours des grincheux). Voire l'une des plus intéressantes, car si elle a bien un immense respect et amour pour l'héritage traditionnel, sa soif de découverte l'incitera à se pencher sur d'autres aspects plus modernes, ainsi que sur d'autres musiques issues d'autres lieux, d'autres pays et traditions. Une saine curiosité et un besoin de s'enrichir qui l'amènent à aller plus loin, et aussi s'intéresser aux mythes, à la philosophie et aux coutumes des contrées où sont nées ces musiques.
 

   Un long périple à la découverte de diverses musiques traditionnelles qui l'imprègne et impacte sa musique. Mariant alors folklore d'obédience celtique à des thèmes et des sonorités d'origines orientales et méditerranéennes. "The Book of Secrets" de 1997, album magistral, est probablement le plus abouti. C'est un chef d'œuvre. 

    Pour revenir à sa pugnacité, rappelons qu'elle a dû, en 1985, monter sa propre boîte, Quinlan Road, pour pouvoir enregistrer des disques. Ce qui lui a permis de poursuivre une carrière dans une quasi totale liberté artistique, ne réalisant des disques que lorsque le besoin s'en faisait ressentir, quand elle estimait avoir suffisamment de matériel, et du meilleur. Elle finit par gagner une reconnaissance internationale. Au Canada, elle est décorée de l'Ordre du Canada et membre de l'Ordre de l'Ontario, avant d'être intronisée au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens. Elle est également colonel honoraire de l'aviation royale canadienne. Le Canada lui remet aussi la médaille Joseph Elzéar-Bernier ; médaille décernée en reconnaissance d'un geste ou d'une activité exemplaire. En France, tout récemment, en 2023, elle est nommée chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres. Et aux USA, on lui remet un International Achievement Award.

     Ainsi donc, lors de l'été 2023, Loreena profite de quatre festivals folk organisés dans l'Ontario pour fermer la boucle, en effectuant un retour dans l'univers plus traditionnel de son début de carrière. Elle réunit autour d'elle un groupe de six musiciens aguerris, dont la violoniste Caroline Lavelle. La fidèle et talentueuse alliée, accessoirement choriste, qu'on retrouve dès 1995, sur bon nombre des disques de McKennitt. Miss Lavelle (qui vit à Tintagel), parallèlement à une modeste carrière solo, a aussi souvent travaillé pour les studios anglais. On la retrouve sur des chansons des Cranberries, Siouxie and the Banshees, Tarja Turunen, Radiohead, The Waterboys, Peter Gabriel ("Us"), Muse, The Undertones, Graham Parker, The Chieftains, et probablement bien d'autres. 
Derrière Lavelle, c'est le groupe The Bookends. Un groupe folk bien connu et primé au Canada, constitué des couples Fischer et Watson (des voisins qui se sont rencontrés quand l'un a frappé à la porte de l'autre, après avoir entendu de la musique), qui accompagne depuis quelques temps Loreena en tournée.

     La captation de ces prestations représentant un échantillon de deux concerts n'a rien à envier aux enregistrements studio. On connait l'exigence de Loreena, son attrait pour la pureté et la définition des sons, et par conséquent le soin apporté à ses enregistrements - même lorsque ces derniers admettent l'incursion d'une guitare électrique un chouia saturée -. En concert, lorsque le lieu et le terrain le permettent il en va de même. Ce qu'atteste le présent disque qui, s'il n'y avait pas des manifestations de joie et d'approbation entre les morceaux (le public, respectueux, se comporte comme à la messe - ou, simplement, pareillement comme à un concert de musique classique), pourrait laisser croire à un nouveau disque studio. 
 

   Harpe, violoncelle, piano, flûte, guitares, mandoline, bodhràn, violon, percussions, accordéon et chants s'harmonisent pour créer une douce atmosphère où les frontières entre l'imaginaire et le réel sont un instant abolies. Et si les légendes et mythes irlandais et gallois sont nombreux à baigner dans la violence, le sang et la soif de la vengeance, Loreena semble plutôt s'attacher à créer une bulle féérique où vaquent indifféremment Sidhes et autres Thuatha Dé Danann. Où 
s'épanouissent des amours franches mais tumultueuses entre jouvencelles et damoiseaux ; ces derniers tiraillés entre leur quête de renommé et l'élu de leur cœur. Pays imaginaire entre Shakespeare et Chrétien de Troyes. 
Les paroles ne sont pas indispensables pour cette transmission, cette plongée dans ce monde parallèle, loin de la folie urbaine. Comme avec l'instrumental "Salvation Contradiction" qui débute calmement, telle une tranquille balade à travers champs, avant d'enchaîner sur une sean-nos endiablée, à faire danser un éclopé avec ses béquilles. Sautant tel un farfadet ivre.

     Mais aussi histoires de déchirement de la verte Erin, d'apparence si paisible et pourtant profondément meurtrie par son histoire, par ses éternels combats. Contre la couronne, contre la faim et la folie des hommes. On y retrouve ainsi la saisissante réappropriation d'un chant traditionnel, "Bony Portmore", qui lui avait permis de se faire connaitre par un plus large public grâce à l'incorporation de cette chanson (issue de son quatrième album "The Visit") dans la B.O. du troisième "Highlander" . Chanson déplorant la disparition des chênes en Irlande, surexploités pour la construction navale et tombés lors d'une forte tempête de 1760. Les (ou le) dernier(s) auraient été ceux du château de Portmore (le Grand chêne de Portmore).

     Histoires d'amour contrarié, perdu par faute de mauvais choix, d'aveuglement, comme l'énumère "One a Bright Morning", aux senteurs de rosée et de brume printanières et matinales, s'attardant sur une terre noire et herbeuse, où le soleil peine à s'imposer.
   Le concert se termine par un classique de la musique irlandaise : "Wild Mountain Thyme". Chanson maintes reprise, dont par Joan Baez, Rod Stewart, Judy Collins, Van Morrison, The Silencers, Mark Knopfler, Bert Jansch, The Byrds - elle est aussi reprise pour la B.O. du film du même nom avec Emily Blunt -. Loreena convie alors James Keelaghan, pour un duo. Sa voix cristalline (mais pas fragile) contrastant avec celle de baryton de Keelaghan. Ce dernier est quasiment, au Canada, une sommité de la musique Folk (avec également un penchant pour la musique "celtique"), également connu pour des textes relativement engagés, soucieux des combats sociaux et de l'injustice pouvant frapper les pauvres hères, les innocents (dont quelques sujets pouvant contrarier l'administration canadienne). Une chanson qui la ramène à ses débuts, à ses premiers "grands" concerts. Et précisément à ce lointain souvenir où, à l'un des premiers festival folk de Winnipeg, le rideau tombe sur une scène où tous les participants sont montés sur scène pour interpréter cette chanson.



  


🎶🍀🍁

Autre article / Loreena McKennitt : 👉  The Mask and Mirror " (1994)