mardi 19 mars 2024

JOAN BAEZ - Tournée Européenne (1980) - par Pat Slade


Il y a déjà cinq ans, que la plus jolie des bonnes sœurs (dixit Bobo Dylan) a pris sa retraite de la scène et des studios, mais il ne faut pas pour autant l’oublier.



Une Retraite Bien Méritée




Quand j’écris mes chroniques, c’est toujours en musique. Une compilation ou un concert choisi un peu au hasard, et hier soir, je suis tombé sur le dernier concert de Joan Baez à Paris le 13/05/2018 à l’Olympia. Moi qui l’ai vue quatre fois en live (clic), je voulais rendre un hommage à l'une des rescapées encore vivantes de Woodstock. Mon premier choix que je voulais chroniquer aurait du être ”Any Day Now“, un double album de 1968 composé uniquement de reprises de Bob Dylan mais je préfère aller au plus simple avec un bon live qui fut une transition dans sa carrière. Des modifications vont apparaître, les cheveux long légèrement ondulés que l’on pouvait voir sur la pochette de l’album ”Honest Lullaby“ en 1979 vont perdre une bonne longueur.

Sur ce live de 1980 on peut l’entendre chanter en français, même si elle s’était déjà essayée à la langue de Molière, en 1965 avec ”Pauvre Rutebeuf“ de Léo Ferré sur l’album ”Farewell Angelina“, ”Plaisir d’amour“ en 1961 que lors d'un passage à la télé en 1966 et au Grand  Échiquier en 1973, on trouvera le morceau enregistré sur un 45 tours et sur  une compilation de 1974. Toujours au Grand Echiquier en 1973 elle reprend ”Parachutiste“ de Maxime-le-Forestier et aussi ”A tous les enfants“ d’après un texte de Boris Vian ainsi que ”Prendre un enfant par le main“ d’Yves Duteil deux titres que l’on trouvera sur l’album ”Live Europe 83’“, ”Le Partisan“ d’Anna Marly“ sur l’album ”Come From the Shadows“ en1972, ”Le Déserteur“ de Boris Vian qu’elle chantera pendant la guerre du Vietnam mais elle ne l’enregistrera que sur l’album live ci-dessus et ”Le temps des cerises“ ; la chanson communarde de Jean-Baptiste Clément qu’elle chantait souvent en public ne sera jamais enregistrée.


Mais pour ce live de 1980 ce n’est que du bon, un véritable best-of avec tout ce que l’on y attend. Tout commencera avec ”The Boxer“ la chanson de Paul Simon qu’il interprétait avec son complice Art Garfunkel en 1969Don't Cry For Me Argentina“ Un classique dans ses concerts, elle chantait cette chanson alors que Madonna n’était encore qu’une adolescente prépubère ! ”Gracias A La Vida“ encore un classique mais la langue ibérique prend le dessus, une chanson populaire chilienne composée par Violeta Parra cette chanson a été considérée comme l'une des chansons les plus importantes de la musique de langue espagnole, elle a été décrite comme un ”hymne humaniste“. ”The Rose” connu pour son interprétation par Bette Midler dans le film du même nom en 1979Joan Baez la chantera en allemand, pourquoi en allemand, parce que cet album à été enregistré en France, en Espagne et en Allemagne.  

Pauvre Ruteboeuf“ de Léo Ferré suivi par ”Le Déserteur“ de Vian pour arriver à son grand classique ”Diamonds & Rust“, après un beau ”Plaisir d’amour“, ”Cambodia“ un titre qui n’a rien avoir avec celui de Kim Wilde en 1981Le titre de la chanteuse blonde  retrace l’histoire de l’épouse d’un pilote de l’armée américaine basé en Thaïlande pendant  la guerre du Vietnam et qui voit son mari disparaître pendant une mission lors du survol du Cambodge alors que celui de Joan Baez parle du génocide Khmer en général.” Soyuz Druzyei“ (cercle d’amis en russe) sur un rythme de  marche typiquement russe, une chanson pacifiste. Here's To You“, un des morceaux qui lui donnera une reconnaissance international avec une musique signé Ennio  Morricone, un concert qui se termine par ”Blowin’ in the wind“ de son ancien boy-friend Bob Dylan.

                                                                               
Un très bon album live même si certains diront que ”From Every Stage“ en 1976 était meilleur (je ne dis pas non !) ou que le "Live Europe '83“ avec le hit ”(For the) Children of the Eighties“ était plus diversifié avec ses reprises de Bob Marley et John Lennon… Peu importe, l’artiste reste la même et son charisme sur un disque crève les enceintes. L’infatigable pacifiste maintenant en retraite ne demande qu’une chose, qu’on lui fiche la paix !





dimanche 17 mars 2024

LE BEST-OF A FAIT UNE FUGUE

MARDI : une ombre majestueuse est passée au-dessus de nos têtes, celle des Shadows, le groupe qui accompagnait Cliff Richards, mais surtout connu pour leur pop instrumentale, Pat ne résiste pas au son de la Stratocaster d’Hank Marvin, omniprésente dans ce « The Shadows greatest hits » qui aligne leurs tubes les plus connus.

MERCREDI : Bruno a mis tout le monde d’accord avec Thin Lizzy et leur cinquième album « Fighting » où tous les éléments qui feront le succès de la bande à Phil Lynott (on m’a dit que je lui ressemblais avec ma tête de Lynott) s'imbriquent, la soul, le groove, le hard classieux, les twins-guitars, une galette qui va les mener jusqu'à la reconnaissance.   

JEUDI : c’est l’œuvre de sa vie, pas celle de Jean Sébastien Bach (à sable… habile teaser pour Dune…) mais de Claude, qui brûlait de nous présenter cet « L’Art de la fugue » par le maestro Hermann Scherchen, dans une transcription pour petit orchestre du musicologue suisse Roger Vuataz, un disque hors du commun, iconoclaste pour certains, insurpassable pour notre chroniqueur…  

VENDREDI : c’est l’évènement cinoche de ce premier trimestre, qui marche en salle du feu de dieu, pourtant Luc s’est enlisé les Pataugas dans ce « Dune 2 » pensum mystico-machin-chose, mollasson en terme d’action, Denis Villeneuve y peine à rendre son récit cohérent, crédible, romanesque, dommage, le casting était alléchant.

👉 La semaine prochaine, on va faire le grand écart entre la voix cristalline de Joan Baez et celle frottée à l’émeri de George Thorogood, au cinéma ce sera une petite perle allemande de Ilker Çatak, et Bruno hésite encore entre un groupe à guitares ou un quatuor de harpes, on le laisse réfléchir.


Un dernier salut à Sylvain Luc, talentueux et délicat guitariste de jazz, prématurément décédé à 58 ans (quel gâchis !) qui a tourné dans le monde entier, joué avec les plus grands, souvent avec Richard Galliano, un virtuose d’une grande discrétion, qui s’intéressait à tous les styles, des trucs les plus free au bal musette. On connait cette phrase célèbre, quand on demandait à Jimi Hendrix ce que ça faisait d’être le plus grand guitariste du monde, il répondait « je ne sais pas, demandez à Rory Gallagher… ». C’est parce qu’il n’avait pas eu le temps de connaître Sylvain Luc.

Bon dimanche.     

 

vendredi 15 mars 2024

DUNE 2 de Denis Villeneuve (2024) par Luc B.

Préambule : 1) je n’ai pas lu les romans de Frank Herbert 2) je n'ai pas vu le premier épisode de cette trilogie (puisqu’il y aura un n°3). Mais je me suis dit, naïvement, que le gars allait être assez malin pour ne pas laisser sur le carreau les spectateurs qui avaient raté le premier train, ou n'avaient pas souhaité monter dedans. Je parle de Denis Villeneuve, scénariste et réalisateur, qui jouit d’une bonne réputation.

Il a commencé à se faire un nom avec PRISONERS (2013) et surtout avec le formidable SICARIO (2015). Il se pique ensuite de science-fiction, avec PREMIER CONTACT (2016), BLADE RUNNER 2049 (2017), et donc les deux DUNE. On pourrait ranger Villeneuve dans la famille des Ridley Scott (celui d’il y a 30 ans) ou des Christopher Nolan (en moins novateur) voire des James Cameron, du blockbuster intelligent (sic), un réalisateur capable de gérer des très gros budgets hollywoodiens, attirer des stars devant sa caméra, en gardant une licence d’auteur et un solide sens artistique. Bref, pas un bourrin.

Mettons les pieds dans le plat tout de suite : on ne comprend rien à ce qu'on regarde, non pas rapport aux points exposés dans le préambule, mais parce que ce film est très mal raconté. Quelle horreur ! Pas de ligne directrice, pas d'enjeux dramatiques suffisamment exposés, pas de souffle romanesque, on est loin des fresques telles que (au hasard) LAWRENCE D’ARABIE, LE GUÉPARD, ou TITANIC, qui vous prenaient par la main pour vous lâcher trois heures plus tard, repu.

DUNE 2 tourne sur lui-même comme un hamster dans sa cage, à chaque tour de roue on revoit les mêmes choses. L’intrigue n’avance pas de manière fluide, Villeneuve ne semble pas savoir organiser son récit, confus, redondant, avec des scènes dont on ne comprend ni les enjeux ni l'intérêt dans l'intrigue. Il a cette désagréable habitude de commencer une séquence sans la finir.

Exemple avec la scène où Paul Atréides (Timothée Chalamet, le héros) apprend à dompter les vers géants qui circulent sous le sable de la planète Arrakis. Scène assez frustrante d'ailleurs, peu lisible, on n'y voit rien, trop de poussière, on ne voit jamais la bestiole en entier... Bref on le voit partir et hop, deux secondes après Paul est dans les bras de sa dulcinée, Chani (Zendaya). Comment est-il revenu, qu'a-t-il à dire sur son initiation, cette expérience ? On ne sait pas.

Le peu de scènes d’action sont traitées par-dessus la jambe. Des vaisseaux énormissimes arrivent on ne sait d’où, détruisent un truc, ça dure trois plans et on passe à autre chose. Là où James Cameron dans AVATAR (car on y pense beaucoup…) exposait les enjeux, développait la séquence, scénarisait la bataille pour permettre au spectateur de s'y croire, de frissonner, Villeneuve nous laisse de côte. Rien ne nous émeut, on ne s'attache aux personnages, on ne tremble pas pour les héros. Quand la Fremen Shishakl, se retrouve isolée (sacrifiée ?) face à Feyd (le méchant, Austin Butler) on s'en fout royalement pour la bonne raison qu’on ne sait pas ce qu’elle fait là.

Autre exemple : Paul et Chani tentent d’abattre une moissonneuse, un gros engin chargé de récolter l'épice. Séquence calquée sur celle des dromadaires des glaces dans L’EMPIRE CONTRE ATTAQUE, j'dis ça, j'dis rien...  Villeneuve joue sur les échelles, la petitesse des deux personnages face au monstre d'acier, c'est visuellement intéressant, bien réalisé, nos héros doivent éviter de se faire écraser mais aussi esquiver des mecs qui leur tirent dessus depuis un hélico. D'un coup la moissonneuse explose, frappée de loin par un rayon laser (tiré par les autres fremen j’imagine). Donc pourquoi tout ce cirque si c’était si simple d’abattre le truc ? Tout est comme ça... L’attaque du dépôt d’épice ? Même traitement, un coup de laser, ça explose. Les vaisseaux les plus puissants, sur-outillés, tu craques une allumette et boum, dispersés façon puzzle. La grande bataille qui réunit des centaines de milliers de combattants est expédiée en quatre plans, sans une once de frisson, ni morceau de bravoure. Idem le duel final entre Paul et Feyd qui aurait du être l'apothéose, et lui aussi expédié en trois coups de canifs.  

DUNE 2 alterne maladroitement des scènes d’actions mal ficelées et des scènes aux dialogues pompeux, prêchi prêcha ésotérico-philosophico-religieux, ou Paul et Chani assis en haut d'une dune à contempler l’horizon en philosophant sur le sens de la vie, en moins drôle que chez les Monty Python. Toutes les deux répliques on a droit à « c’est la prophétie », « tu es l’élu », « la réponse est dans ton coeur », « Luke, c’est ton destin » (ah non, ça c’est STAR WARS), débité par des acteurs au regard pénétré, l’air grave, chaque mot est lourd de signification. Le tout pesamment surligné par la partition tonitruante d’Hans Zimmer, qui évidemment en fait des caisses, nous ne laissant pas une minute de répit contemplatif, et nous recycle sa chorale antico-ethnique.

Il faut tout de même saluer la photographie, les images du film. Même si le dispositif est un peu répétitif : silhouette de Paul au premier plan, cheveux et vêtements au vent (vous vous souvenez de Albator ?) jaugeant le panorama ensablé. Denis Villeneuve utilise à fond le format scope, alterne gros plans sur visages empreints et immensité désertique (filmé à Abu Dhabi, la nouvelle Mecque du cinéma, le reste est tourné en studio à Bucarest). Il y a un combat à la GLADIATOR, dans une arène truffée de figuration numérique, filmée en quasi monochrome blanc du plus bel effet. L’entame du film est d’ailleurs très réussie, avec cette caméra qui scrute le visage de Paul, avant de découvrir les autres protagonistes, une scène presque muette (les lombrics XXL sont sensibles aux bruits et aux vibrations), puis au loin ces types qui descendent d’un vaisseau comme en lévitation. La première demi-heure est alléchante.


J'ai lu que Denis Villeneuve avait relégué la vieille SF au placard, en avait redéfini l'esthétique, comme en leurs temps Kubrick et son 2OO1 ou Ridley Scott avec BLADE RUNNER. Euh… faut pas déconner. DUNE 2 fait son marché un peu partout, surtout chez James Cameron et son AVATAR, pour son goût de la technologie guerrière, mais aussi sa grandiloquence un peu creuse, y'a l'Arbre de vie chez l'un, l'Eau de vie (sic) chez l'autre. Villeneuve pioche chez George Miller et son MAD MAX FURY ROAD, chez George Lucas et STAR WARS 1 et 2 (ou 4 et 5, enfin les vieux, quoi !) avec les Tuskens, hommes des sables, on a le fœtus de 2OO1 a toutes les sauces… J’étais critique sur certains aspects d’AVATAR, mais au moins Cameron nous bluffait par ses trouvailles, l’efficacité de sa mise en scène, son sens du spectacle.

Il y a un très beau casting, dont on profite peu puisque tout le monde est masqué ou voilé ! Javier Bardem en shemagh, Josh Brolin, Christopher Walken, Charlotte Rampling en burqa, Austin Butler la boule à zéro, la très belle Rebecca Ferguson méconnaissable, Léa Seydoux (le temps de se demander ce qu'elle fout là, elle est déjà repartie) et donc les deux p’tits jeunes Zendaya et Timothée Chalamet. Ce dernier n’ayant pas un charisme de dingue pour jouer le sauveur de l’Humanité. Plutôt à sa place dans la première partie, en humble padawan, un peu moins quand il fait sa mue autoritaire. Il était mince, il était beau, et sentait bon le sable chaud... mon Chalamet ! 

Les critiques sont dithyrambiques. Oui les belles images sont là, le sable et les filtres jaunes, mais comment peut-on passer de côté de tels soucis narratifs ? DUNE 2 rappelle le NAPOLÉON de Ridley Scott où on se demandait toutes les cinq minutes "mais qu'est c'qui se passe ?". Denis Villeneuve a voulu trop en faire, trop filmer, se la jouer Peter Jackson et son SEIGNEUR DES ANNEAUX (dont la grandiloquence m'ennuie aussi d'ailleurs) il s’est retrouvé avec des dizaines d’heures dans lesquelles il devait couper, d’où un récit elliptique, des éléments qu’il tente maladroitement de rendre cohérents. 

Ca donne envie de revoir la version, pourtant honnie, de David Lynch, qui dans mon souvenir était très kitsch (avec Sting en méchant) mais avait la qualité de concentrer l'histoire sur 2h15 (à défaut de connaître la version de Jodorowky).

 

couleur  -  2h45  -  format scope 2:39


jeudi 14 mars 2024

BACH - Art de la fugue (Orchestration Roger VUATAZ) - Hermann SCHERCHEN (1949) - Par Claude Toon



- Mais Claude, ce n'est pas l'article que tu devais proposer pour ton soi-disant départ du blog début 2021…

- Oui mais tu as fondu en larmes et a vendu la mèche sur les réseaux sociaux : résultats : Facebook et "X" en carafe, plusieurs milliers de mails ; une manifestation de 30 000 lecteurs entre République et Nation, un coup de fil du Président (la tuile, une plombe pendu au téléphone) et même une supplique du pape François… Et voilà je recycle un papier commencé pour dire "adieu", sur le thème, je cite "l'un des disques de ma vie"…

- Mais tu n'as jamais arrêté de publier en fait, je ne vois pas de période sans classique depuis 2011… Un coup de cafard ?

- Franchement Sonia, je ne sais plus, les images ont été créées en avril 2020… Maggy ne s'en rappelle pas plus… Le Covid ? Mais avec le télétravail…

- Bof c'est du passé… J'avais mal accusé le coup. C'était gentil de m'avoir proposé ce demi-poste comme conseillère chez le disquaire de l'opéra de Paris avec votre ami… Ce n'était pas un hasard si tu pensais terminer comme tu avais commencé, par une version culte de l'Art de la Fugue de Bach, ancienne cette fois, de 1949 ! Écoutable ?

- Oui, le son mono est correct. Le chef avant-gardiste et iconoclaste Hermann Scherchen a exploré avec son ami Vuataz la spiritualité cachée dans cette œuvre… SI-DÉ-RAL !!!



DECCA 1949-1950

Aucun souvenir d'un motif précis justifiant le retrait définitif du Deblocnot de votre rédacteur ? D'ailleurs, il ne faut jamais dire "fontaine je ne boirai plus de ton eau". La preuve.

Impossible de terminer sèchement une période de publication hebdomadaire de neuf années (13 à ce jour) de commentaires et d'analyses d'œuvres classiques de très haut vol ou plus modestes mais divertissantes ?

Bref, mon choix fut très personnel, celui d'un disque hors du commun, daté et même iconoclaste pour certains, insurpassable pour d'autres, c'est mon cas.

J'avais enregistré cette gravure un soir à la radio (France Musique fin des années 70) lors d'une émission consacrée à "l'art d'Hermann Scherchen". Le disque Decca de 1949 jamais réédité avait totalement disparu des bacs depuis des décennies.

Ah le temps des magnétophones à bandes où on pouvait copier dans d'assez bonnes conditions des vinyles ou des concerts et autres diffusions FM. Là : une bande Revox, la N° 32 😊.

Je ne connaissais l'œuvre que sommairement dans sa version pour clavier. J'enregistre à tout hasard tellement le présentateur (?) s'envole dans le dithyrambe… Et hop : le coup de cœur qui arrive tous les dix ans pour un mélomane passionné. On me réclama des copies. Heureux hasard, vers 1982, Decca réédita chichement en LP pour Noël cette interprétation mythique, meilleure que l'incunable diffusé. Depuis, on la trouve dans le domaine public chez divers labels confidentiels.

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Gravure de J.S. Bach
 
 

La disponibilité permanente de cette gravure depuis l'ère numérique, après une traversée du désert de 30 ans, ne peut être le fruit du seul hasard, d'un effet de mode. À l'heure où l'interprétation du millier d'œuvres du cantor ne s'imagine plus autrement qu'avec des artistes formés au jeu sur instruments anciens (viole, théorbe, effectifs minimalistes) et au chant baroque (peu de femmes mais plutôt des contreténors et contraltos, des maîtrises de garçons), on s'étonnera que les quatre enregistrements pour orchestre moderne de tailles diverses du maestro Hermann Scherchen fassent encore le bonheur des discophiles. Une seule explication : Bach atteint dans l'art de la fugue un sommet d'abstraction absolu qui échappe à toutes les obligations en termes d'instrumentation, l'ouvrage accède à l'intemporalité. Il est vrai que le clavier semble le choix le plus adéquate, mais pas uniquement. J'avais déjà détaillé ce phénomène dans mon premier article. (Clic)

Pour appuyer ce propos, j'avais consacré à l'ingénieur électronicien et acousticien André Charlin un billet sur ses travaux. J'illustrais cette chronique de 2021 par l'enregistrement mythique pour trois orgues positifs de l'œuvre. (Clic) par l'ensemble Wolfgang von Karajan.

Thème structurant les fugues

Il est admis que les cantates ou les passions doivent bénéficier d'effectifs allégés modernes. Une spirituelle intimité est de mise, à l'inverse des exécutions avec des centaines de chanteurs ou plus et d'un orchestre symphonique massif, le régal des londoniens le dimanche au Royal Albert Hall. L'Art de la fugue est un cahier de fugues, canons, etc. tous composés à partir d'un motif unique intégré 287 fois. A-t-il pour unique vocation de décliner toutes les formes de contrepoints imaginables pour un seul usage pédagogique, ou constitue-t-il la compilation testamentaire d'une vie de recherche musicologique pour ne pas dire mathématique ? Ce monument a priori purement solfégique s'adapte à toutes les formes d'orchestration…

1H30 ou plus ! Hormis les oratorios tels les Passions, il n'était pas coutumier au XVIIIème siècle de jouer des corpus aussi longs en un seul concert. Les études de Czerny, très bien conçues pour les apprentis pianistes, sont fort ennuyeuses en concert… Mais l'enchaînement des contrepoints dans l'Art de la fugue recèle un mystère : son écoute en continu, surtout dans la fantasque orchestration de Roger Vuataz conduit l'auditeur à un état second comparable aux effets des exercices sophrologiques voire du yoga, bref toutes les formes de méditations… Une musique des sphères. Ça ne marche pas avec tout le monde bien entendu… Chacun reste réceptif à un ou plusieurs styles musicaux.

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Page 2 de la Fugue I

Bach commença ce cahier a priori ésotérique sur le plan technique entre 1740 et 1742. De cette période datent 12 fugues et deux canons. En 1751 sont ajoutés 2 fugues et 2 canons. Quant à la dernière fugue à trois sujets, il n'est pas certain qu'elle fasse partie de cet ensemble publié en 1751, mais il est d'usage de l'ajouter en conclusion. Oui, vous comptez bien, 19 pièces et 20 à écouter. Cela reflète nombre d'incertitudes et d'énigmes concernant l'ordre, une éventuelle répartition par groupes de la version finale que Bach envisageait pour l'édition définitive.

Étant mort en 1750, le compositeur n'a jamais pu corriger complètement les épreuves. Des correcteurs, peut-être ses fils qui avaient grandi à coup de contrepoint se sont attelés a ce travail… sans doute au mieux. Je vous épargne toutes les tentatives en deux siècles d'établir un classement cohérent. Il y a des dizaines de sites plus ou moins contradictoires sur le sujet.

Le manuscrit de l'Art de la fugue serait-il un travail de musique pure ? Bach ne composait jamais pour uniquement "mitonner" un solfège compliqué sans arrière-pensées intellectuelles ou spirituelles. Il existe des enregistrements pour tous les instruments (clavecin, piano-forte, piano, orgue) ou des ensembles tels des quatuors (cordes, flûtes, saxophones, etc.) et bien entendu l'orchestre et même les voix. Il faut pouvoir jouer les quatre voix des fugues… point !

La magie de la partition ne peut naître que de la rencontre passionnée entre la pensée de Bach et la vénération d'un ou plusieurs interprètes pour l'œuvre. Certaines réalisations au clavier même virtuoses peuvent s'avérer d'un ennui mortel. Même avec un manuscrit vierge de toute directive instrumentale, sans aucun symbole de nuance (p, f, etc.) et sans aucun tempo indiqué à la clé (la tonalité est immuablement ré mineur), il me semble indispensable que les artistes recontextualisent leur lecture de la partition dans l'espace plus vaste de la foi ardente de Bach.

Notre disque chroniqué répond-il à cette exigence ? Pour moi oui, l'aventure humaine et musicale de deux musiciens partageant une amitié, une passion absolue pour cette partition, et une quête interprétative affectant plusieurs décennies !



Hermann Scherchen
 
 

Bach, le compositeur génial et mystique de la première moitié du XVIIIème siècle. Roger Vuataz : un musicologue et organiste féru de science, de philosophie et de théologie. Hermann Scherchen : un maestro aux mêmes passions. Je parlais plus haut de rencontre passionnée, et en voici une miraculeuse ; trois hommes, soucieux chacun à leur époque de spiritualité associée à la science musicologique. Les deux musiciens du XXème siècle travailleront à une adaptation instrumentale et métaphysique de l'Art de la fugue de Bach. Évoquons en premier la personnalité atypique du maestro Hermann Scherchen, sans doute la clé de voute spirituelle du projet.

 

Hermann Scherchen

Quand on parle de directeurs d'orchestre marquants dans l'Allemagne-Autriche du début du XXème siècle, on pense en priorité à Furtwängler, Klemperer, Böhm, Karajan. Les trois premiers sont nés vers la fin du XIXème siècle, et tous ont appris leur métier lors des derniers feux (éblouissants) du romantisme tardif et de la tonalité classique grâce à un Richard Strauss ou un Gustav Mahler ; mais hormis Klemperer, ils resteront un peu distants du modernisme naissant : notamment celui de la seconde école de Vienne établie par Schoenberg. De toute façon l'anathème lancée par les nazis sur ce courant, comme sur les œuvres de compositeurs juifs, mettra un frein vers 1932 à cette belle expérience novatrice. Ah les riches heures des théories de Goebbels sur la "musique dégénérée".

Après la guerre, ces maestros au tempérament autoritaire ont assuré la pérennité du patrimoine musical de la grande tradition germano-autrichienne. Un choix personnel d'une carrière "traditionnelle" pendant l'explosion d'une ère avant-gardiste caractérisée par l'émergence de modes d'écriture nouveaux : la polyrythmie, l'atonalité, le dodécaphonisme et le sérialisme, le style minimaliste-répétitif… Quoique l'on doit à Herr von Karajan mettant sa célébrité et sa philharmonie de Berlin au service de la publication en 1973 d'une intégrale en quatre LPs de l'œuvre orchestrale de l'école de Vienne ! (Clic)




 

Ces vedettes des podiums et quelques autres ont néanmoins joué Bartok, Stravinski, Prokofiev, Hindemith. Un autre maestro de même talent et de la même génération est quasiment oublié : Hermann Scherchen (1891-1966). Son caractère indépendant et exigeant, son attrait affiché pour le communisme, des tempos parfois singuliers dans ses interprétations et une discographie majoritairement gravée pour le label éphémère Westminster Records (1949-1965), n'ont pas contribué à la reconnaissance posthume qu'on lui devrait.

Originaire d'un milieu modeste d'aubergiste berlinois, le jeune Hermann ne suivra pas la voie des conservatoires prussiens. Malgré les aléas d'un parcours d'autodidacte, il joue en virtuose de l'alto en concert dès l'âge de seize ans, y compris comme remplaçant occasionnel à la Philharmonie de Berlin (période Arthur Nikisch). Hermann rencontre Schoenberg en 1911 qui cherche un assistant pour créer Le pierrot Lunaire, œuvre charnière chantée en sprechgesang (déclamation) et dont l'orchestration préfigure l'atonalité, le sérialisme, etc.

Entre 1914 et 1918, il connaît les prisons de Riga comme civil étranger (la Lettonie est alliée à la Russie). Scherchen avait été nommé chef de l'orchestre symphonique de la ville un mois avant 😫 !!! Quatre ans plus tard il relance sa carrière à la fois classique mais fortement active au service de la musique de son temps. La liste des créations qu'il assure en témoigne : L'Histoire du soldat d'Igor Stravinsky, les Trois fragments du Wozzeck d'Alban Berg, le Concerto à la mémoire d'un ange du même Berg, de nombreuses œuvres de Paul Hindemith… Et plus tard en 1954, Déserts de son ami Edgar Varèse au TCE avec l'Orchestre de la RTF et Pierre Henry, un scandale phénoménal avec un chahut rappelant l'émeute lors de la création du Sacre du printemps en 1913 😂 (YouTube).

L'arrivée d'Hitler au pouvoir l'oblige à quitter l'Allemagne pour la Belgique puis la Suisse quand l'Europe est envahie… Il rejette résolument l'idéologie nauséabonde nazie. De plus, son engagement à promouvoir la musique moderne l'inscrirait d'emblée sur l'index des défenseurs de l'art "dégénéré". Etant très proche des "juifs" Schoenberg et Berg… (35 compositeurs allemands, majoritairement juifs, mourront dans les camps.)

Il dirigera jusqu'à l'invasion de l'Europe en nomade. Scherchen ne s'attachera jamais à une formation ou à un opéra comme directeur officiel par amour de la liberté artistique. Exceptions : l'orchestre de la Radio de Beromünster de Zurich entre 1944 et 1950 et une présence assidue auprès de l'Orchestre symphonique de Vienne avec lequel il réalisera l'essentielle de sa discographie pour Westminster

Après la folie nazie on lui avait proposé la direction de la Philharmonie de Berlin, de l'Opéra de Berlin ou encore de l'orchestre du Gewandhaus de Leipzig. Des postes pour lesquels tout maestro ambitieux vendrait sa mère, il les refusera tous !!! On peut s'en étonner… Il préférera séjourner en Suisse, enregistrer à Vienne et mettre le pied à l'étrier de la nouvelle génération : Bruno Maderna, Pierre Boulez, Boris Blacher, Norman Del Mar, Iannis Xenakis ou Luigi Dallapiccola

La discographie disponible de Hermann Scherchen est abondante mais disparate. Haendel (un Messie d'anthologie), de nombreux Bach dont une passion selon Saint-Matthieu de 4H – comme le Messie - qui restitue la tragédie et le sacrifice (pas un oratorio anglican extatique à la mode Klemperer malgré des chanteurs géniaux), des Mahler… On aimera la ferveur ou on détestera des tempos volontairement statiques destinés à laisser chaque note s'épanouir et imprégner notre imaginaire… Une chronique spéciale est à envisager… DG a racheté le fond Wesminster mais les rééditions sont parcimonieuses…


Roger Vuataz et… un chaton  

Roger Vuataz

Né en 1898 à Genève, ville où il nous quittera en 1988, Roger Vuataz cumulait un nombre hors du commun de talents musicaux : organiste mais jouant aussi de la flûte, de l’alto et de la clarinette, chef de chœur, chef d’orchestre, carillonneur à la cathédrale de St-Pierre de Genève 😊, critique musical, professeur au Conservatoire supérieur de Genève, directeur musical du Studio de Radio-Genève et musicologue…

En tant que compositeur, Roger Vuataz nous a légué environ 130 œuvres qui ont quasiment toutes bénéficiées d'un enregistrement. Il existe 13 albums disponibles via le site du musicien. À noter que les œuvres symphoniques ont été captées avec l'Orchestre de la Suisse Romande (Clic). Pour ce faire une idée : (Youtube)

Dans cet article, concentrons-nous sur la collaboration entre Roger Vuataz, l'homme-orchestre, et Hermann Scherchen

Avant leur rencontre en 1935, en dehors des claviers, l'Art de la fugue avait déjà une vie symphonique, celle de l'orchestration de Wolfgang Graeser.


Wolfgang Graeser naquit à Zurich en 1906 et toucha un peu à tout : violon, peinture, physique, maths, orientalisme, etc. L'adolescent déniche chez un bouquiniste un exemplaire de l'Art de la Fugue. Subjugué par les symétries structurelles qu'il y rencontre, il consacrera sa vie à analyser sous un angle mathématique (sa passion extra-musicale) la partition, en ne négligeant pas son impact émotionnel sur un auditeur. Il conçoit ainsi une orchestration monumentale qui devait avoir un air de famille avec les transcriptions des années 30 de Stokowski (Clic). L'instrumentation de Graeser pour grand orchestre à cordes et orgue en option est publiée et jouée dans l'église Saint-Thomas de Leipzig le 26 juin 1927. C'est une première pour l'œuvre de Bach orchestrée et un triomphe grâce au chef Karl Straub, lui aussi fasciné par l'ouvrage.

Plus triste : le jeune Wolfgang, de nature dépressive, se suicide en 1927 à seulement 21 ans. À ma connaissance, il n'existe qu'un enregistrement moderne de sa transcription, celui de Karl Münchinger de 1965 à Stuttgart pour DECCA(Clic). On ne trouve sur le web que cette minuscule photo du jeune compositeur au regard triste…

 

Hermann Scherchen estime-t-il cette orchestration encore trop conforme au style romantique, pauvre en couleurs ? Il suggère à Roger Vuataz d'écrire une nouvelle orchestration inspirée de la registration des orgues. Le musicologue en écrira trois, similaires dans le choix des groupes instrumentaux mais d'effectifs différents. Il existe trois pour le casting :

A. 31 musiciens :

B. 24 musiciens (pour les petites salles)

C. 42 musiciens (grandes salles)

Groupe I : Cordes. (4 · 3 · 3 · 2 · 1)
Groupe II : Cordes. (2 · 2 · 2 · 1 · 1)
Groupe III : Solo-Quatuor à cordes

Groupe IV : 1 Flûte, 1 hautbois,
1 Cor anglais, 2 Bassons +
Clavecin ad libitum.

Groupe I : Cordes. (3 · 2 · 2 · 1 · 1)
Groupe II : Cordes. (1 · 1 · 1 · 1 · 1)
Groupe III : Solo-Quatuor à cordes

Groupe IV : 1 Flûte, 1 hautbois,
1 Cor anglais, 2 Bassons +
Clavecin ad libitum.

Groupe I : Cordes. (6 · 5 · 4 · 3 · 2)
Groupe II : Cordes. (4 · 3 · 2 · 2 · 1)
Groupe III : Solo-Quatuor à cordes

Groupe IV : 1 Flûte, 1 hautbois,
1 Cor anglais, 2 Bassons +
Clavecin ad libitum.

Hermann Scherchen semble recourir en 1949 à l'effectif de 24 musiciens tout comme Vuataz dans sa propre réalisation à Bruxelles en 1963. Suivant les fugues, pour rompre tout risque de monotonie dans les timbres, il répartit ces groupes de la manière suivantes :

1.    Contrepoint 1 : Fugue simple (Groupes des cordes)

2.    Contrepoint 2 : Fugue simple (Groupes des cordes)

3.    Contrepoint 3 : Fugue simple (Groupes des cordes)

4.    Contrepoint 4 : Fugue simple (Groupes des cordes)

5.    Contrepoint 5 : Fugue simple

6.    Contrepoint 6 : Fugue en diminution (en style français)

7.    Contrepoint 7 : Fugue en augmentation et diminution

8.    Contrepoint 8 : Fugue à trois voix

9.    Contrepoint 9 : Fugue à la douzième

10.  Contrepoint 10 : Fugue à la dixième

11.  Contrepoint 11 : Fugue à quatre voix

12.  Canon à l'octave (Groupe des bois seuls)

13.  Canon à la dixième en contrepoint à la tierce (Groupes des cordes)

14.  Canon à la douzième en contrepoint à la quinte (Groupes des cordes)

15.  Canon par augmentation en mouvement inverse

16.  Contrepoint 16a : Fugue en miroir

17.  Contrepoint 16b : Fugue en miroir

18.  Contrepoint 18a : Fugue en miroir

19.  Contrepoint 18b : Fugue en miroir

20.  Contrepoint 19 inachevée : Fugue avec trois sujets

 

Aucune analyse subjective cette semaine. Je ressens à l'écoute depuis 45 ans un climat onirique et nostalgique, surement un effet de l'unique tonalité de ré mineur utilisée, reflet d'un mysticisme plutôt austère (Bruckner affectionnait cette tonalité). Petit détail : je ne reviens pas sur les mystères ésotériques qui entourent le fait que la fugue 19, très longue, ne soit pas achevée, laissant la dernière page à demi vierge. Bach presque mourant n'aurait-il pas eu le temps de terminer ou de dicter la conclusion. Généralement, on stoppe net l'interprétation. 

Marco Angius

Vers 1965, Hermann Scherchen rédigera sa propre version qui donnera lieu à trois enregistrements (Vienne, Toronto et enfin Lugano). L'orchestration se révèle encore plus enjolivée avec la présence de cuivres. Par exemple les fugues 1 & 3 sont jouées par les vents. Personnellement, je préfère la pureté du dispositif instrumental de Vuataz. Scherchen joue la dernière note telle un point d'orgue. Est-ce une porte qui se referme sur l'éternité ?

Le live de Toronto a ses fans, le son est vraiment mauvais. Je ne le recommande pas en première écoute. Il existe une vidéo de la répétition à titre documentaire.


Avec la cavalcade sympathique mais frénétique d'un Goebel sur instruments anciens, on pourrait croire que les baroqueux ont définitivement balayé ces orchestrations influencées par le crépuscule du romantisme, au bénéfice d'une virtuosité instrumentale. Pas complètement, l'orchestre di Padova e del Veneto et son chef Marco Angius ont relevé le défi en 2015 en enregistrant l'orchestration de Scherchen. Un petit choral (playlist 21) a été ajouté. La prise de son est, on s'en doute, d'une clarté qui nous pince le cœur en songeant aux techniques limitées disponibles en 1949. Une splendeur.





Une notation n'a pas de sens :