samedi 19 juin 2010

LA REGLE DU JEU - Jean Renoir (1939) par Luc B.


En 1939, les spectateurs qui se rendirent au cinéma voir le dernier Renoir, ne s'attendaient certainement pas à une telle charge. Alors que le pays est inquiet de ce qui se passe outre-Rhin, le bon peuple n'a le choix que de s'en remettre à ses élites. Et voilà le spectacle qu'en donne Renoir ! Une bande de joyeux drilles, insouciants, snobinards, qui se réunissent dans une propriété de Sologne, pour une partie de chasse (et pas seulement de chasse…). Après un départ en vaudeville, la comédie bourgeoise vire au drame. Sous son microscope, c'est les français que Renoir dissèque. Insouciance, tromperies, lâcheté, jalousies... la palette des sentiments et des caractères décrite par Renoir n'est pas du goût du public. Après des films plus sombres et naturalistes (LES BAS FONDS, LA BETE HUMAINE) Renoir souhaitait pourtant réaliser un aimable divertissement, inspiré de Musset et Marivaux. Et un carton annonce dès le générique :



Le film fut évidemment un échec, le metteur en scène fut traîné dans la boue, et son film mis au rebut pendant 20 ans. Renoir gagne Hollywood, où il réalisera des films pendant 10 ans. Les rares bobines de  LA REGLE DU JEU  qui circulèrent, étaient coupées de plusieurs scènes. Les jeunes loups de la Nouvelle vague, cinéastes en rupture eux aussi, firent du film de Renoir leur étendard, et l'imposèrent aux yeux de tous comme le chef d'œuvre qu'il est, lors d’une projection, dans sa forme intégrale, à la Mostra de Venise, en 1959. Renoir y déploie son immense savoir-faire, en dirigeant sa troupe d'acteurs dans des plans séquences d'une maîtrise absolue pour l'époque. Les déplacements des acteurs s'harmonisent aux mouvements de caméra, dans une valse nonchalante. Toutes les scènes de l’hôtel particulier, au début, sont placées sous le double signe de la fluidité et de la futilité. On ne pense qu’à soi, on plaisante, on joue, on se pelote. Robert est marié à Christine mais la trompe avec Geneviève, quand Christine est aimée par André… Et tout cela semble être naturel. Mais déjà Renoir met en place les éléments de la tragédie à venir. Le cynisme pointe le bout de son nez lorsque les protagonistes rejoignent La Colinière, belle propriété de Sologne.
 
Jean Renoir (à gauche en chapeau) avec Roland Toutain et Nora Gregor


Deux mondes s'y croisent, s'entrechoquent : à l'étage les maîtres, au sous-sol les domestiques. Et le comportement des premiers n'a rien à envier aux seconds. Renoir les renvoie dos à dos. Cette idée figurait déjà dans LA GRANDE ILLUSION avec les soldats prolo et les officiers aristo. Et on retrouvera cette idée dans GOSFORD PARK de Robert Altman, qui s'inspire très ouvertement du film de Renoir. La partie de chasse (qui dans l'esprit de l'auteur annonce la guerre, qu'il pensait inévitable, et qui éclatera quelques mois tard), est cruelle et réaliste. Renoir filme l'agonie d'un lapin. Image incongrue, qui jette un froid. Le vaudeville vire à la tragédie. Le vernis craque. On ne rit plus. Le marquis de la Chesnaye voit le monde comme un théâtre, les hommes sont des pantins, comme les automates qu’il s’enorgueillit de fabriquer, et qu’il présente à ses invités. Et c'est bien ainsi que Renoir l'observe aussi, cette France. Des pantins dérisoires. La charge est vraiment féroce.



Partie de chasse à la Colinière.
LA REGLE DU JEU  est aussi un festival d'acteurs, avec un Marcel Dalio au summum de son talent, avec ce ton trainant, snobinard, agaçant au possible, un festival de répliques savoureuses (Carette est son "quoi j'ai pas d'mère moi ?"). C'est un ton, ce ton que l'on ne retrouve que chez Renoir, où tout semble simple, léger, limpide. Les plans larges permettent aux acteurs de bouger, de jouer leurs répliques dans la continuité. Renoir avait essayé dix ans plus tôt, sur LA CHIENNE (avec Michel Simon) le tournage en multi-caméras, pour donner pleine liberté à ses comédiens. Il y a évidemment derrière tout cela un savoir-faire technique énorme, sur la profondeur de champs notamment (la scène du couloir, où chacun se souhaite bonne nuit), des déplacements de caméra (des monstres de 50kg à l'époque !) au millimètre. Et on songe à Max Ophüls et ses travellings insensé, la ronde des sentiments... Mais autant chez Ophüls la caméra est là pour briller, elle est le personnage principal des histoires, autant chez Renoir, cela se fait toujours avec discrétion, aucun effet ostentatoire, il n'y a pas de volonté de démonstration technique, mais de coller au récit, d'épouser la nonchalance des profils, et de laisser les comédiens le plus libres possible dans leur jeu.

 

 La profondeur de champs chez Renoir : la scène du coucher


  

Orson Welles, lorsqu'il préparait CITIZEN KANE, regardait en boucle deux films : LA CHEVAUCHEE FANTASTIQUE (de John Ford) et  LA REGLE DU JEU . C'est un film qui au fil des années a beaucoup influencé les autres cinéastes, tant sur la forme, que sur le fond, et la manière d'aborder un sujet dramatique. C'est un des films les plus importants qui soit, et qui dépasse largement le cadre du cinéma français. C’est un des films les plus auréolés de part le monde, cité systématiquement dans tous les palmarès (vous savez les fameux classement des dix premiers, cinquante premiers, cent premiers...) et qui n’a rien perdu de sa virulence, de sa maestria, de sa fraîcheur, et de son impact dramatique. 

C'est tout simplement un des plus grands films jamais réalisé.











LA REGLE DU JEU (1939) 110 minutes, Noir et blanc, 1:1,37 
Avec Nora GREGOR, Paulette DUBOST, Marcel DALIO, Julien CARETTE, Roland TOUTAIN, Gaston MODOT, Jean RENOIR, Pierre MAGNIER, Eddy DEBRAY, Pierre NAY… 
Scénario et Dialogues : Jean RENOIR, Carl KOCH Arrangements musicaux : Roger DESORMIERES, Joseph KOSMA Directeur de la photographie : Alain RENOIR, Jacques LEMARE, Jean BACHELET Montage : Marguerite RENOIR

1 commentaire:

  1. Hervé J.2/4/11 09:51

    Revu l'autre soir sur Arte. Ma femme n'a pas décollé du fauteuil pour une fois, c'est rare, subjuguée par tant de grâce... " The chef-d'oeuvre "

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