vendredi 14 janvier 2011

VICTOR VICTORIA (1982) de Black Edwards, par Luc B.




Pourquoi ce choix de chronique ? Que de très bonnes raisons à cela. A commencer par le film lui-même, un des meilleurs de cet auteur. Pour rendre hommage à celui qui nous a fait tant marrer, et qui nous a quitté il y a peu. Parce qu'un de nos illustres collègues (un bouilleur de cru, adepte des bons de cretonne, là-bas, dans l'ouest) ne peut visionner ce métrage sans écraser une petite larme d'émotion et qu'il m'a demandé d'évoquer un de ses films de chevet (comment refuser un tel service d'autant qu'il s'accompagnait d'une rétribution de premier choix avec l'envoi de pièces rares de sa collection de films dannois où des jeunes gens peu frileux s'expriment avec leurs corps, en harmonie averc la nature). Et puis parce qu'il y a quelques semaines, je me trouvais dans une brasserie de la place Clichy. (Mais où veut-il en venir ?...). Pour les non-parisiens, je précise que ce quartier est celui des cabarets, revues et théatres, les boulevards bordés de peep-show où viennent s'encanailler des cars entiers de touristes. Dans cette brasserie, mon champs de vision était d'abord constitué de mon assiette (une terrine de lapin assez quelconque), puis des serveurs, à l'ancienne, en tablier, et plus loin d'une vieille habituée, toute fardée, coquette, bibi sur la tête, anachronique, qui se tapait à elle seule sa bouteille d'Entre-deux-mers avec son plateau d'huitres, et encore plus loin, derrière la vitre, à l'extérieur, des passants emmitouflés, crapahutant dans la neige, luttant contre le froid, avec comme décor une bouche de métro en fer forgé Art Nouveau... Un tableau typique, parigo, qui m'a fait dire à Madame Lukebé, assise en face de moi : on se croirait dans VICTOR VICTORIA...


Après des débuts comme scénariste, et acteur, c’est avec OPERATION JUPON (1959) que Black Edwards se fait remarquer à Hollywood comme réalisateur. Avec cette comédie, il retrouvait pour la troisième fois Tony Curtis devant sa caméra. Le succès critique, et mondial, viendra avec DIAMANT SUR CANAPE (1961) d’après le BREAKFAST AT TIFFANY’S de Truman Capote, et qui révéla Audrey Hepburn.

Bien que s’essayant à différents genres, comme le polar avec ALLO BRIGADE SPECIAL (avec Glen Ford) et même le western avec DEUX HOMMES DANS L’OUEST (1971) c’est comme metteur en scène de comédies que Black Edwards est passé à la postérité. Edwards était un inconditionnel du Slapstick, cet art de la pantomime cher à Buster Keaton. D’ailleurs, dans ALLO BRIGADE SPECIAL un des personnages est filmé au cinéma, en train de regarder une bande muette, sans doute produite par Mack Sennett, le spécialiste du Slapstick, et découvreur de Charlie Chaplin. Mais Black Edwards tient ce goût du muet et du gag aussi de son grand père, réalisateur au temps du muet. S’ajoute à cela une autre influence majeure, la comédie sophistiquée, de Cukor, et surtout d’Ernst Lubitsch, qui savait mieux que quiconque jouer des ambigüités sexuelles de ses personnages. Après avoir connu de vifs succès avec la série de la PANTHERE ROSE et ce fou-furieux de Peter Sellers (dont je recommande vivement l’épisode QUAND LA PANTHERE ROSE S’EMMELE ou en anglais THE PINK PANTHER STRIKES AGAIN, 1976, et de loin le meilleur du lot), Black Edwards était libre d’écrire, produire, et réaliser les films de son choix.
Il était évident qu’il s’intéressât au film allemand VIKTOR VIKTORIA de Reinhold Schünzel (1933) tant le sujet lui allait comme un gant, qu’il adapta en 1982. Le titre reste le même : VICTOR VICTORIA, sans doute une des plus belles réussites d’Edwards, et son film à coup sûr le plus personnel. L’histoire est simple, et le point de départ célèbre. Paris, les années trente. Victoria Grant est une chanteuse sans travail, et encouragée par son ami Caroll Todd, monte le numéro de la dernière chance : se faire passer pour un homme qui se ferait passer pour une femme. André Cassel, imprésario renommé, séduit par son numéro de travesti, propulse Victoria/Victor en haut de l'affiche, ignorant bien sûr que cette femme travestie en homme, est réellement une femme ! (Vous me suivez ?)

Cette idée de départ, sur le papier, peut faire craindre le pire. Black Edwards n’a jamais rechigné à une certaine grivoiserie (TEN et SOB ces deux films précédents). Mais Edwards était bien décidé à rendre hommage à Lubitsch, en évitant les pièges faciles, et parvenant à traiter ce sujet avec beaucoup de tact, d'humour, et d'esprit. Il est question de sexe, d'identité sexuelle, d'homosexualité, de travestissement, pendant deux heures, sans que jamais aucune scène ne sombre dans le scabreux. Black Edwards mêle le vaudeville sophistiqué dans le Paris des années 30 (quiproquos, portes qui claquent, hommes dans les penderies), à la comédie musicale, à l’esprit « cabaret » et au film de gangsters. Les numéros musicaux sont de toutes beautés, et il faut rendre grâce à Julie Andrews (madame Edwards à la ville) pour son talent, sa beauté, sa voix, son jeu tout en finesse, toujours juste, sur le fil. Elle a déclaré s’être beaucoup inspirée de ses partenaires masculins pour leurs prendre des tics, leur gestuelle purement masculine. Julie Andrews qui a aussi tenu le rôle de Victoria sur la scène de Broadway.
Mais Black Edwards n’oublie pas le burlesque pur. On retrouve intact son génie du gag absurde, avec ce personnage de détective privé pitoyable, beret vissé sur le crâne, une sorte de cousin de l'inspecteur Clouzeau. Témoin cette scène où le détective rejoint son client, dans un bar, s’assoit sur un tabouret cassé. Le client le met en garde, l’autre ignore la remarque, et bien évidemment, il s’effondre lamentablement, non sans être resté un quart de seconde comme suspendu dans le vide, comme dans un Tom et Jerry ! Le détective est coincé sur un balcon, il a un parapluie, l’orage gronde. Aux premières gouttes de pluie, il ouvre son parapluie. Et évidemment il se prendra la foudre, les cheveux cramés et fumants ! Toute la scène où le détective veut prendre Victoria en flagrant délit, l’épiant dans sa salle de bain, est géniale. On retrouve l’art d’Edwards de ralentir le rythme, étirer la scène au maximum, jouer sur les répétitions (les doigts dans la porte !) comme il le faisait si bien dans THE PARTY (1968), la quintessence de son style. Avec Black Edwards, on rit deux fois : lorsque'on comprend ce qui va arriver, et lorsque cela arrive ! Et pour cela, il faut une mise en scène minutieuse, précise, axée sur le visuel, pour montrer ce qu'il faut, quand il le faut, ni trop tôt, ni trop tard. La comédie est un genre exigeant.

Autre motif récurrent, la destruction des décors ! Les scènes de bagarre sont légions. Magnifique séquence au restaurant (le spectateur sait que Victoria et Caroll n’ont pas de quoi payer l’addition) avec des lignes de dialogues surréalistes entre Victoria et le serveur blasé. Edwards nous a exposé toutes les données du problème, fait monter le suspens, et au moment crucial du carnage total, que fait-il ? Intelligemment, il place sa caméra à l’extérieur, plan d’ensemble, fixe, la vitrine du restaurant étant comme un écran de cinéma, où on voit les personnages s’agiter dans tous les sens, comme au temps du film muet.
Si Black Edwards maîtrise à merveille le burlesque, dans VICTOR VCTORIA les dialogues pétillent aussi de finesse. Comme cet échange entre King Marchan (James Garner) et Victor. Il l'embrasse à pleine bouche, en lui disant :"ça m'est égal que tu sois un homme". Victor/Victoria répond : "mais je ne suis pas vraiment un homme". Et King conclut : "ça aussi ça m'est égal" et l'embrasse à nouveau. (Cela nous rappelle le "nobody's perfect" à la fin de CERTAINS L'AIMENT CHAUD). Dans ce film, nous avons des personnages contraints de tricher pour s'afficher dans un univers auquel ils sont étrangers, mais auquel ils veulent appartenir. Marchan est un caïd, un gangster rustre et sans éducation, qui se fait passer pour un gentleman et descend dans des palaces. Victoria est une femme dont le talent ne sera reconnu qu'une fois travestie en homme. Et ce qui amènera le garde du corps de Marchan, Squash à révéler lui aussi son homosexualité, dans une scène à la fois tendre et cocasse. Le seul qui trouve grâce aux yeux du réalisateur, c’est Caroll Todd, vieil homo assumé, qu’Edwards filme avec beaucoup de tendresse. Dans le numéro final, Caroll danse « The shady dame from Seville », outrageusement maquillée en vieille andalouse, dans un festival de pitreries, genre : tout le monde se lâche, faisons fi des conventions, et vivons sans masque ! Voilà le message que nous apporte Black Edwards, un amuseur qui a passé sa vie à distraire et faire rire ses contemporains.

Caroll Todd est joué par Robert Preston, Marchan par James Gardner (gros costaud ténébreux vu dans les SEPT MERCENAIRES et MAVERICK) et citons une actrice que j’adore, Lesley Ann Warren, à la plastique irréprochable, et aux talents multiples, aussi à l'aise sur scène, dans le drame ou la comédie débridée. VICTOR VICTORIA est un film dont on ne se lasse pas, sans doute la dernière grande réalisation de son auteur, qui rend hommage à la Femme, au théâtre, au spectacle, aux artistes, aux saltimbanques, dans un ballet savamment dosé de chansons, d’entrechats, saillies et de gags désopilants.
VICTOR VICTORIA (1982)
Réal, scénario, production : Black Edwards
Musique de Henri Mancini.
Tourné en studio, aux Pinewood's studio de Londres, 2h15, scope couleur 2:35


5 commentaires:

  1. merci! j'ai du voir ce film a sa sortie dans un cinéma que tu connais bien, les "studios" à Tours, et je le revoie a chaque fois avec autant de plaisir, meme si j'ai tendance à le connaitre par coeur. Burlesque, brillant, jamais vulgaire malgré le sujet, et comme tu le dis les passages musicaux sont de haute volée , on n'est pas loin de Lubitsch ou du Minnelli de "la femme modele" dont je causais dans ces pages il y a peu. Comme quoi on peut (pouvait?)faire du cinéma grand public intelligent..(PS:alors ces films danois? biens?)

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  2. Un très grand film. De l'humour, du vrai, sans vulgarité, pathos, tarte à la crème, etc...
    Un de ces rares films que l'on revoir avec le même plaisir.
    Et Lesley Ann Warren a une certaine classe, plus en prenant de l'âge. Même son nom est charmant.

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  3. Un petit bijou de comédie comme pleins d'autres par ce joyeux turluron de Blake Edwards.
    Est-ce que quelqu'un se souvient de "Skin deep" ou "L'amour est une grande aventure" ?
    P.S. : pour les films danois, on m'avait parlé il y a fort longtemps du "Grand danois", avec... un Grand Danois, justement ! On m'assurait que l'animal n'avait pas été maltraité, au contraire.
    Ca vous cause ?

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  4. Ca ne me cause pas... Renseigne-toi auprès de "30 millions d'amis" ils ont sans doute une base de données bien fournie. Et dans les films de Rockin' je n'ai pas remarqué de Grand Danois, mais beaucoup de grandes danoises...

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  5. en fait il s'agit d'une faute de frappe, le film en question n'est pas le "Grand danois" mais le "Gland danois"..

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