vendredi 25 mars 2011

ASSURANCE SUR LA MORT de Billy Wilder (1944) par Luc B.



Pendant des décennies, le cinéma américain dit « Hollywoodien » (c'est-à-dire, produit par les grands studios) dominait dans trois genres d’excellence : la comédie musicale, le western, et le Film Noir. Les deux premiers sont quasi moribonds (même si le western revient en odeur de sainteté ces dernières années), mais le Film Noir, lui, a toujours bénéficié d’une côte élevée auprès du public, d’un revival dans les années 80, jusqu’à aujourd’hui. Le célèbre BASIC INSTINCT, ou RESERVOIR DOGS sont de grands Films Noirs. Le Film Noir, c'est un miroir où se reflète nos bas instincts, où s'expriment violence et frustration.


Le Film Noir est une nébuleuse incluant de nombreux sous-genre, comme le drame psychologique, le film de prison, le film de procès, le film à suspens, et bien sûr, le film de gangsters, qui préfigure le genre dès le début des années 30. Il se nourrit de l’actualité sociale, de la misère ambiante, du chômage, des recalés du New Deal de Roosevelt, il propulse à l’écran des anti-héros, des caïds, des mafieux, des personnages désespérés ou corrompus. Après guerre, les personnages du Film Noir sont bien souvent d’anciens soldats, revenus des plages de Normandie, ou de Corée, blasés, désabusés, détruits, pessimistes sur le genre humain, regardant le pays des libertés d’un autre oeil. Hollywood tient compte de ces changements de société, et propose des films graves, sombres, noirs… Le terme Film Noir est du à un critique français (les américains eux-mêmes disent Film Nouares…) une déclinaison de la Série Noire de Gallimard.


Parmi les réalisations majeures du genre,  ASSURANCE SUR LA MORT  occupe une place à part. Ce n’est plus un film, c’est un manifeste ! S’y cristallise toutes les figures de style inhérentes au genre. Comme LE GRAND SOMMEIL de Howard Hawks, le film de Billy Wilder fait figure de modèle absolu, de mètre-étalon.

Le film est construit en flash-back. Une nuit, Walter Neff, courtier en assurances, pénètre dans les locaux de son entreprise, blessé par balle, s’installe devant un magnéto, et enregistre sa confession à l’attention de son supérieur, Barton Keyes. Il a de sang froid planifié et exécuté une arnaque à l’assurance doublée d’un meurtre. Tout commence quelques semaines plus tôt en allant vendre une assurance chez une riche jeune femme, Mme Dietrichson, qui sous des dehors charmeurs, lui demande si on peut faire signer à quelqu’un une assurance-vie sans que celui-ci ne le sache. Walter Neff flaire l’arnaque, comprend tout de suite que Phyllis Dietrichson cherche à se débarrasser de son mari et empocher l’argent. Il s’offusque, quitte la maison, mais le lendemain, Phyllis revient à la charge avec des arguments plus convaincants…



Un démon drapé de blanc surgit de l'obscurité
Dès la première minute, nous y sommes. Walter Neff nous raconte sa piteuse expérience de meurtrier. Flash-back et voix-off. La figure de style du Film Noir par excellence, ici poussée jusqu’au bout de sa logique, puisque la voix est celle du tueur, et que dès la première phrase, il avoue : « Tu avais deviné juste, Keyes, dans l’affaire Dietrichson, il s’agissait bien d’un meurtre, mais tu t’es juste trompé d’assassin : le coupable, c’est moi ». Et on se souvient que dans SUNSET BOULEVARD, le même Billy Wilder, par la voix-off ira jusqu’à faire parler un homme mort… Quel est l’intérêt de regarder la suite me direz-vous ? Parce qu’elle va nous expliquer par le menu comme on en est arrivé là. Et ceci est l’autre figure propre au genre, celle ne mettre en scène des personnages normaux, confrontés à leurs démons, leurs tourments, et entrainés dans les rouages d’une affaire criminelle, à l’encontre de toute morale.  ASSURANCE POUR LA MORT  était inédit en ce sens :  les héros-assassins n'étaient pas des gangsters professionnels, des voyous. Wilder met en lumière des gens normaux, qui basculent dans le crime.


Une relation quasi filiale entre Walter et Keyes.
Mettre en lumière, c’est vite dit ! Car une des caractéristiques majeures du Film Noir, est justement l’absence de lumière. On privilégie les scènes de nuit, les ruelles sombres, et les chefs opérateurs créent de multiples ombres qu’ils plaquent sur les décors, sur les personnages. Pour ce film, John Seitz propose une photographie très réaliste, des contrastes tranchés, mais aussi tout une gamme de gris brumeux (créée à partir de poussière et de fumée) qui enveloppe les personnages dans le mystère. Esthétiquement, c’est une grande réussite. Billy Wilder privilégie les plans longs, mais sans mouvements de caméra spectaculaires. Et imprime au film un rythme sans cesse soutenu, chaque scène ayant son importance dans l’intrigue générale, le tout enveloppé par la partition vénéneuse de Miklos Rozsa La mécanique est parfaitement huilée, et malgré cette construction en flash-back, le suspens est doublement maintenu : les meurtriers vont-il réussir leur coup, et l’enquêteur de l’assurance, Keyes, va-t-il déjouer leur plan ? C’est d’une perversité sans nom ! Les spectateurs se rangent du côté des assassins, on tremble à chaque instant. Exemple avec cette scène, après la mise en scène du meurtre, les amants terribles repartent en voiture, mais celle-ci ne démarre plus. C’est l’horreur ! On s’en croque les bouts des doigts, alors qu’ils sont des criminels ! Et paradoxalement, on suit l’enquête du côté de l’assurance, avec Keyes, l’enquêteur en chef (qui d’ailleurs fait part de ses soupçons d’arnaque à Neff !) en souhaitant que les coupables soient arrêtés. C’est machiavélique, schizophrénique !


Ce scénario admirable de perversité, on le doit à Billy Wilder et Raymond Chandler (auteur de romans noirs, créateur du détective Philip Marlowe). Ils ont adapté une nouvelle de James M. Cain (immense auteur aussi, on lui doit entre autre LE FACTEUR SONNE TOUJOURS DEUX FOIS), mais ont changé la fin. Le film se finissait sur l’arrestation, le jugement et l’exécution du coupable. Billy Wilder, après avoir fini le montage n’était pas satisfait de cette fin dramatique, et morale. Avec Chandler, ils ont imaginé la fin que l’on connaît, et qui rend encore plus tragique la destinée de Walter Neff, marqué par son destin, comme tout héros de Film Noir qui se respecte. Les dialogues fusent comme des bales de mitraillettes, jouant sur les double sens. Exemple lorsque Neff arrive chez Phyllis, qui est juste vêtue d’une serviette (et on devine qu’elle se faisait bronzer nue), elle lui demande ce qu’il veut, il répond : « vérifier que vous êtes bien couverte… je suis des assurances Pacifik All-Risk » !


Raymond Chandler et Billy Wilder, assis côte à côte, en 1944. Relation fructueuse, mais pas très cordiale. Chandler jugeait sa tâche de scénariste comme purement alimentaire, et Wilder aimait à se définir ainsi : "I'm a writer" ! A droite, Wilder à la caméra, des machines de 80 kilos, que les opérateurs réussissaient à manier avec une élégance infinie.


Billy Wilder est autrichien, et s’exile en France en 1933 à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il rejoindra les Etats-Unis plus tard, embauché comme scénariste (chez Lubitsch notamment). Comme tous les européens de l’est (Otto Preminger, Fred Zimmerman, Robert Siodmak, Fritz Lang) il est nourri d’expressionnisme, marque distinctive de l’esthétique du Film Noir. C’est un immense cinéaste, célèbre pour ses comédies, CERTAINS L’AIMENT CHAUD, AVENTI, SEPT ANS, DE REFLEXION, SABRINA, LA GARCONNIERE, ou ses films dramatiques, BOULEVARD DU CREPUSCULE, TEMOIN A CHARGE. Il propose le rôle de Walter Neff à la star George Raft, mais celui-ci refuse d’interpréter un personnage de coupable. C’est Fred McMurray qui reprend le rôle, quasi inconnu, habitué aux personnages légers, il est superbe dans cette composition, c’est un régal de le voir s’empêtrer dans cette galère. Barbara Stanwyck a eu du mal aussi à accepter le rôle, mais s’est laissée convaincre. Elle est superbe, affublée d’une perruque vulgaire, elle ne trompe pas son monde un seul instant (sauf Walter !) tant qu’à ses motivations Quand le piège pour tuer son mari se met en branle, on la voit jeter un regard à Walter Neff, planqué dans une voiture, regard qui dit clairement : prend-moi là, maintenant, et fait-moi des trucs sales ! Un plan incroyable d’audace. Elle n’aura aucun regard, par contre pour son mari quand il se fera tuer, gardant les yeux droit devant elle, et considèrera son cadavre comme un baluchon de chiffon qu’on jette sur la banquette arrière. Barbara Stanwyck a crée le prototype de la garce majuscule, elle est tout simplement glaçante, effroyable ! Dans le rôle de Barton Keyes, l’enquêteur de l’assurance, on retrouve Edward G. Robinson, immense lui aussi, très attachant, un homme seul, qui considère presque Walter comme un fils. La fin du film est tragique et touchante, Keyes ayant perdu un ami, et attristé par un tel gâchis.

Celle seule image pourrait représenter le style Film Noir

Mais alors, c’est quoi ce meurtre exactement ? Non mais oh ? Croyez tout de même pas que je vais vous raconter par le menu le déroulement machiavélique de l’opération, et pourquoi ça foire ? D’ailleurs il y a deux raisons. Barton Keyes qui s’agace d’un petit détail qui le turlupine… et le couple d’amants pas si amoureux que cela semble-t-il… Ce qui confirme que ce plan diabolique n’était pas une si bonne idée que cela. C’est marrant, on s’en doutait un peu…


 ASSURANCE SUR LA MORT  est un classique indémodable, une leçon d’écriture, de construction, d’atmosphère. Un pur régal.

PETIT DÉCRYPTAGE...
La scène présentée se situe au milieu de l'intrigue. L'enquêteur des assurances, Keyes, se rend au domicile de Walter, pour lui faire part de ces doutes concernant Phyllis Dickinson. Et Phyllis débarque au même moment. Sans souci de réalisme, on entend très clairement en "off" la conversation des deux hommes. Comment la mise en image d'une scène sert parfaitement le propos : admirez la construction du cadre, dans le couloir, la porte partage l'écran en deux, les trois personnages dans le même espace, la profondeur de champ est utilisée intelligemment, puisque Walter est pris entre deux feux, deux menaces, Keyes au fond et Phyllis au premier plan. Mais aussi Keyes à droite, et Phyllis à gauche. Walter est donc au centre de tout, cerné de toutes parts ! Le plan de coupe sur le visage de Phyllis (derrière la porte) se justifie ainsi : elle s'inquiète du silence soudain des deux hommes, car elle ne voit pas Keyes s'avançait vers Walter pour qu'il lui donne du feu. Et Walter le devance car il sait que Phyllis est cachée. La musique souligne cette menace. Phyllis ne réagit donc pas à une phrase, mais à l'absence de phrase. Une fois dans l'appartement, le plan rassemble les deux acteurs, avec un léger travelling avant qui les recadre jusqu'au baiser. On passe d'un plan général à un plan buste. Donc pas de champ/contre champ. Autre figure typique du Film Noir, qui oblige les acteurs à jouer sans se regarder, puisque tous les deux sont face caméra. Scénographie "contre nature" issue du théatre, que Orson Welles adapta pour le cinéma, utilisant ce principe dans CITIZEN KANE et plus encore dans les AMBERSON. Et regardez la main gantée de noir de Phyllis qui se referme sur le bras de sa proie, lorsqu'elle s'approche dans son dos... C'est tout simplement brillant !













ASSURANCE SUR LA MORT (DOUBLE INDEMNITY) 1944.
Réal : Billy Wilder
Scénario : Billy Wilder et Raymond Chandler, d’après James M. Cain
Musique : Miklos Rozsa
Chef opérateur : John Seitz
Avec Barbara Stanwyck, Fred Mc Murray, Edward G. Robinson, Jean Heather, Tom Powers
Distribué par la Paramout.
NB - format 1:37 - 1h45



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