dimanche 17 avril 2011

CARMINA BURANA (du Moyen-Âge à Carl Orff) par Claude Toon


Le titre de cette chronique résonne comme un sujet de thèse, petite histoire piquante… du temps de Saint Louis.




Les Carmina Burana (Chants de Beuern) ont été écrits au XIIIème siècle par des Golliards. Qui ça ? Les Golliards se recrutaient parmi des étudiants platoniciens des facultés européennes, et des clercs en rupture de ban avec les autorités ecclésiastiques. Ils sillonnaient l’Europe pour protester contre les inconséquences du Vatican : l’échec des croisades, leurs magouilles politico-financières et le renoncement à l’idéal évangélique, dérives déjà dénoncées par des franciscains.(Pour ces conflits religieux, je vous renvoie à « Le Nom de la Rose », livre ou film.) De villes en villes, ou plutôt de tavernes en tavernes, ils vagabondaient joyeusement, oisifs, buveurs et baiseurs, tout en composant des chansons et poèmes satiriques voire paillards, et aussi des œuvres religieuses à « leur façon ». Des anarcho-évangélistes qui se gaussaient des mœurs religieux et de l’hypocrisie des temps. Inutile de préciser que ces agitateurs avaient l’inquisition « aux fesses » en permanence…

On découvre en 1803, dans l’abbaye de Benediktbeuern, un manuscrit rare. Il s’agit d’une inestimable compilation de 200 chansons et ouvrages religieux de cette époque. Certains sont notés en neumes (notation ancêtre du solfège). Des ensembles de musique ancienne de renom ont proposé des reconstitutions passionnantes. Et puis, nous y voilà, le compositeur Carl Orff, en 1937, a exploité ce trésor vieux de 700 ans pour composer sa célèbre et épicurienne cantate Carmina Burana.



Plongeon hédoniste au Moyen-Age : Clemencic Consort



Parmi divers enregistrements tentant de reconstituer l’ambiance musicale de ces temps reculés, celui de René Clemencic (1975) se distingue par sa vitalité et son souci d’authenticité. Le titre de l’album est explicite : « Satires et chansons d’amours ». Je ne peux pas faire l’impasse sur un disque dont la poésie et les déchaînements rallieront tous les amateurs d’éclectisme musical. Seuls les chants profanes ont été retenus.

L’audace, l’impertinence ou la tendresse voluptueuse de ces chants anciens sont au rendez-vous. Le Clemencic Consort n’utilise que des instruments médiévaux, dont la couleur délicieusement criarde et percutante nous projette dans un climat festif de bons vivants. Les chanteurs jouent le jeu en abandonnant tout lyrisme guindé au bénéfice de voix râpeuses d’habitués de la bonne chère, des « flacons », et des filles ! C’est parfois volontairement et techniquement braillard. René Clemencic (83 printemps) disait à l’époque tourner le dos au puritanisme interprétatif dans ce répertoire. Il nous gâte !

Dans cette page enluminée du codex de Carmina Burana, on distingue, au-dessus des premières lignes, les neumes (les pattes de mouche) qui donnent les indications (plus haut, plus bas, etc.).

Vidéo : Ich was ein chint so wolgetan par le Clemencic Consort

Il s’agit d’une chanson coquine : une jeune fille, bien sous tous rapports (c’est elle qui le dit), se trouve entrainée sous un tilleul par un chasseur pour… une défloration « éducative ». Le style du récit de sa mésaventure par la donzelle, plus « surprise » qu’ « effarouchée », très métaphorique, rappelle les chants de Bilitis de Pierre Louys. Traduit, c’est très cru ! Le chasseur croît bon de conclure par, je cite, « maintenant le jeu est fini » !




Carl Orff : une cantate joyeusement profane





Le compositeur et pédagogue allemand (1895-1982) serait quasiment inconnu sans le succès planétaire de ses Carmina Burana, principalement le chœur initial « O Fortuna ». La cantate, écrite en 1937 pour solistes, chœurs mixtes, chœurs d’enfants et orchestre, est un bon plat de résistance qui s’inspire du bien vivre des chants profanes sélectionnés dans le codex. L’attitude d’Orff pendant le nazisme fut indécise et suscite encore débat. Mais il faut souligner à sa décharge que cette œuvre, pourtant plutôt gaillarde, fit un tabac inattendu chez les dignitaires nazis par son coté « colossal germanique ». On privilégiait l’art allemand pour l’éducation populaire des masses par rejet de tout avant-gardisme. On peut craindre, lors d’interprétations médiocres, une approche teutonique et barbaresque de bien mauvais goût. Au moins deux enregistrements ne sont pas tombés dans le piège.


L’œuvre comprend cinq parties autour de cinq thématiques :
Fortuna Imperatrix Mundi : La roue de la fortune, bonheur et malheur. (Heu, rien à voir avec un jeu intello sur TF1…)
Primo vere : Célébration du renouveau de la nature au printemps.
In Taberna : Dans une taverne, quelques chansons à boire et satiriques.
Cour d'amours : complaintes érotiques.
Blanziflor et Helena : Chœur, et enfin la reprise de O Fortuna qui termine l’ouvrage.


Les Disques

1968 : Eugen Jochum : une violence contrôlée
Le Chef allemand (1902-1987) dirige sous l’œil du compositeur. Spécialiste incontesté de Bruckner, il maîtrise donc parfaitement les grandes masses chorales et symphoniques. Les atouts réunis sont nombreux : le chœur et l’orchestre de l’opéra de Berlin, et surtout un trio de chanteurs qui ne sera jamais égalé. Carl Orff donnera sa bénédiction. Une interprétation historique qui se voulait fougueuse, puissante mais clair, et un trio de chanteurs géniaux. Cette version fit connaitre l’ouvrage et reste 40 ans plus tard un modèle.
Gundula Janowitz : au sommet de son art, la soprano prête sa voix pure et ses aigus cristallins, sans vocalises inutiles, aux trois complaintes de jeune fille amoureuse rêvant de sensualité (Amor volat undique ; Stetit puella ; In truitina).
Dietrich Fisher Dieskau : le plus célèbre baryton de l’après-guerre assure les chants dans diverses parties (la nature, l’amour, la taverne), avec sa voix chaleureuse, lui aussi sans affectation propre à l’opéra.
Gerhard Stolze : c’est Gollum reconverti en ténor. Une voix mielleuse et sournoise sans égale. Il reste Hérode (Salomé de R. Strauss) ou le nain Mime de Wagner pour l’éternité. Je ne peux m’empêcher de vous donner la version française de la subtile chanson de taverne (Olim lacus colueram). Toute la facétie candide des Carmina Burana est là… Le ténor incarne le plus beau pochtron de l’histoire du disque classique.



1988 : Seiji Ozawa : vigoureux, festif et sensuel.
Depuis la référence Jochum, on se posait la question de la parution d’une version aussi passionnante mais radicalement nouvelle. Une réponse est donnée en 1988 par le chef nippon Seiji Ozawa. A la tête de l’un des meilleurs orchestre de la planète, le philarmonique de Berlin qu’il connaît bien, d’un chœur japonais excellent et qui chante de mémoire, le maître nous offre une lecture plus fluide, détaillée et lumineuse. Un point faible par contre : les trois chanteurs ne me semblent pas à la hauteur de ceux de 1968. Edita Grubevora chante joliment une jeune fille du conservatoire, pas réellement celle exigée par ces poèmes sensuels. Thomas Hampson manque de ce côté humain, de la chaleur de Fisher-Dieskau, mais il se débrouille plutôt bien. Quant à John Aller, il est difficile de chanter comme un poivrot quand on semble parfaitement (trop) à jeun, que l’on participe à un cocktail, et que l’on force la note au lieu de se répandre dans une beuverie. Cela dit, face à l’équipe Jochum, c’est quand même assez crédible.

La magie vient de l’orchestre, du chœur et de la prise de son. Ozawa explore tout en finesse la partition. Une multitude de détails apparait dans une belle dynamique. C’est somptueusement vivant et enchanteur, tour à tour féminin et viril, qualités qui font le suc de ces chants de jeunes hommes fêtards et imaginatifs.





Vidéo : La fin des Carmina Burana à la Philharmonie de Berlin par Seiji Ozawa en 1988.Puis l'intégrale de la version Jochum...
Message : Seiji Ozawa, à 75 ans, est gravement malade et a annulé ses concerts pour 2011. Nous lui souhaitons de reprendre rapidement des forces




3 commentaires:

  1. Shuffle master18/4/11 13:40

    On en apprend des choses; si j'ai bien compris, les Goliath mangeaient déjà des nems à l'époque? C'est fou. Blague mise à part, intéressant. Comme tout le monde, j'ai entendu quelques extraits de Carmina Burana, en étant loin de me douter qu'il s'agissait de paillardises. L'extrait dans Excalibur de Boorman, c'est quoi?

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  2. claude toon23/4/11 09:21

    Merci Shuffle master.
    Je me fais vieux... j'ai mis une bonne minute à capter la vanne sur les nems-neumes :o)
    Pour Excalibur, c'est "O fortuna" le premier Chœur repris à la fin (voir vidéo). Source : le livre de Michel Ciment sur Boorman, version Herbert Kegel (bof...) J'ai pas revu le film depuis sa sortie en 81, le temps passe.

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  3. Découvert en 81 par la B.O d'Excalibur bien sûr.
    J'ai la version "Eugen Jochum" de 68. J'adore "Fortuna Imperatrix" et "Uf dem anger", et le "Ecce gratum" de Primo Vere. Toutefois j'ai vraiment du mal avec les chapitres II (In Taberna) et III (Cour d'Amours).
    A écouter à fond les manettes lorsque les voisins sont absents.

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