vendredi 22 juin 2012

LES DENTS DE LA MER de Steven Spielberg (1975) par Luc B.

Vous partez bientôt en vacances ? A la mer ?
Désolé...

Et si mine de rien, ce petit film de genre, était un des films les plus importants de ces 50 dernières années ? S’il y a eu des films qui ont changé la donne, c’était généralement sur la forme, comme CITIZEN KANE de Welles, ROME VILLE OUVERTE de Rossellini, A BOUT DE SOUFFLE de Godard, voire, MATRIX…  D’autres ont touché directement à l’industrie même du Cinéma. LES DENTS DE LA MER, c’est le premier Blockbuster, ce type de film calibré pour conquérir le public ado, en plein été. Et dans l’industrie hollywoodienne, ça a sacrément changé les choses, cette façon de concevoir les films, pour toucher la cible, et donc penser l’œuvre comme un produit à marketer… Et ce qui est drôle, c’est qu’au départ, le jeune réalisateur en question n’avait pas imaginé qu’il changerait la face du monde ! On a déjà évoqué ce paradoxe avec Coppola et LE PARRAIN, qui rêvait d’être un cinéaste-artiste-maudit-d’avant-garde, et qui se retrouve au sommet du box-office et couronné d’oscars. La honte ! Or, Spielberg et Coppola ont fait partie de ma même bande, le Nouvel Hollywood

Steven Spielberg, chez lui, il s’emmerde. Timide, renfermé, père absent. Il ne pense qu’au cinoche, et parvient à faire financer son premier court-métrage AMBLIN (1968, le titre deviendra celui de sa société de production) par un opticien rêvant d’être producteur ! Ca lui ouvre les portes de la TV, et il réalise des épisodes de COLUMBO ou MARCUS WELBY. Il traine avec les étudiants en cinoche, devient pote avec George Lucas, qui le présente à son producteur : Francis Ford Coppola. Celui-ci visionne AMBLIN, et accepte Spielberg dans la petite bande. Adoubé par le maître.

C’est pour la TV que Steven Spielberg réalise DUEL (1971), formidable exercice de style, un suspens autour d’un camion psychopathe qui poursuit une voiture. Le film est un coup énorme, il sera distribué au cinéma en Europe. Spielberg enchaine avec SUGARLAND EXPRESS (1973) avec Goldie Hawn. Echec public, mais les critiques aiment. Ca tombe bien, Spielberg veut laisser une trace dans l’histoire. Il travaille sur RENCONTRE DU TROISIEME TYPE, mais faute de scénario solide, accepte un nouveau projet : LES DENTS DE LA MER. Ce n'est que partie remise pour les aliens...

Steven Spielberg fraye avec tout le Nouvel Hollywood, les Scorsese, De Palma, Friedkin (dont L’EXORCISTE est un triomphe, on en recausera prochainement…), mais tout en restant isolé, dans son monde, loin du LSD, des rails de coke et des filles. Disons que c'est le puceau de la bande... Il craint que son histoire de requin ne soit trop commerciale. Spielberg ne souhaite pas être un artiste, comme Coppola, ses prétentions sont ailleurs : il veut laisser un grand film à la postérité. Il ne rêve pas non plus d’être n°1 du box-office, il veut juste qu’on dise de lui qu’il est un grand metteur en scène de cinéma. Il tient tête au studio, adopte le style Nouvel Hollywood (du réalisme à tous prix) et exige donc de tourner en pleine mer et non en studio. Et pas de star. Il refuse Charlton Heston. Pas besoin, le réalisateur est la clé du succès, pas les stars. Il engage Richard Dreyfuss, Roy Scheider et Robert Shaw. Le budget est de 3,5 millions de dollars, le tournage (dix semaines prévues) commence en mai, et les problèmes avec ! Spielberg n’arrive pas à dépasser son sujet, il craint de faire une série B sanglante sans ambition. Et puis en pleine mer, les requins mécaniques coulent, se coincent la mâchoire, la météo s'emmêle, le vent détruit le plateau flottant. Les retards s’accumulent, le budget explose, les acteurs tournent en rond, la production prend l'eau ! Le studio Universal perd du fric, mais reste clément, patient, tolérant, car mine de rien, cette histoire, c'est du béton ! Mais Spielberg ne sait pas où il va, il barbote (sic!), les acteurs improvisent le soir, chez lui, le scénariste prend des notes, et on tourne le lendemain. 



10 millions de dollars et cinq mois plus tard, il s’avère impossible de monter le film, avec des plans ensoleillés, d’autres sous la pluie, ciel bleu, ciel gris… Rien n'est raccord ! Et puis ce requin en tôle est trop ridicule, et il ne fonctionne pas ! L’idée de génie consiste alors à retirer toutes les scènes de requins (est-ce celle de Spielberg ou de Verna Fields, la monteuse ?), et utiliser son absence pour susciter plus d’épouvante. L’avant-première est un triomphe. En voyant un spectateur quitter la salle pour vomir, Spielberg se dit : c’est gagné ! Le second coup de génie, est d’avoir fait de la pub TV pour le film, ce qui ne se faisait pas avant. Le film est distribué dans tout le pays, et l’info reléguée par les télés locales. Le film rapporte 129 millions de dollars, 50 millions de plus que le PARRAIN. Record battu ! Cela signifie quoi ? Que le succès d’un film ne dépend plus des critiques, du bouche à oreilles, de sa qualité même, mais du bombardement médiatique fait autour de sa sortie. Les producteurs/distributeurs vont investir dorénavant dans la pub (et donc, dans des "produits" faciles à vendre, identifiables) le merchandising, le marketing, les budgets vont s’envoler, les recettes aussi. Deux ans plus tard, Georges Lucas peaufine la technique avec STAR WARS, et on connait la suite… Le Blockbuster est né. Le dollar triomphe. Les vendeurs de pop-corn exultent. Le cinéma, lui, se demande encore ce qu’il vient faire là-dedans… 






J’ai l’air de râler, comme ça, mais en fait, je l’adore ce film ! Pour la bonne raison que c’est un sacré bon film ! Succès et qualité ne sont pas toujours ennemis, heureusement ! Allez, on enfile les maillots et on me suit ! 

L’idée formidable est donc l’absence à l’écran du requin, notamment dans la scène d’ouverture, et les premiers coups d’archers, la fameuse partition de John Williams. Spielberg va suggérer la présence du monstre par la musique, et plus tard, par ces barils jaunes, que le requin traine avec lui. Pas d’image gore, au départ, les seules plaies sont celles vues sur des photos noir et blanc, dans un bouquin que feuillette le shérif Brody. L’aileron du requin marque aussi la présence de la bestiole, mais Spielberg s’en amuse, en détournant le symbole (les gamins qui se construisent un aileron factice…). Les premières attaques sont d’autant plus pénibles, que l’adversaire est invisible. On s’arrête sur une scène superbement mise en scène. La plage est bondée, le requin rôde, mais le maire refuse l’évacuation (ouverture de la saison touristique, ça la fout mal ce requin...). Le chef Brody est inquiet, il scrute l’horizon. La vue est bouchée par ceux qui viennent lui parler. Spielberg fait le point sur Brody, mais les silhouettes qui passent et obstruent sa vue, sont floues, juste des voiles qui flottent. Réellement flippant ! Et puis c’est l’attaque, un gamin, dont on ne retrouve que le matelas gonflable en lambeaux. Tous les baigneurs sortent de l’eau. Le cadre est large, axé de profil. Les gens remontent vers la droite, vers le sable. Mais une femme, dans son maillot ridicule, s’avance elle en sens contraire, vers la gauche, vers la mer. Elle cherche son fils des yeux, puis appelle. Silence. On a compris. Le chef Brody aussi. Elle est toute seule avec sa peur, puis son chagrin. Très belle scène. Plus tard elle viendra gifler le chef Brody, le jour de l'enterrement. Scène simple et poignante.

Plus tard, autre scène de panique : caméra épaule, au plus près de l’action, bousculade, éclaboussures, cris. Coupe sur l’estuaire : plan large, eau plate, silence, et l’aileron du requin qui apparait et fonce vers deux gamins en bateau. Encore un fois, comme le requin, Spielberg n'est pas là où on l’attend. Il prend le contre-pied du genre horrifique, en montrer le moins pour en offrir plus ! 

Le dernier tiers du film est le face à face entre les chasseurs et le requin. Et donc un huit-clos sur le rafiot (ou ce qu'il en reste...). Le film prend ici toute sa dimension. Spielberg sort le grand jeu ! Son exigence de tourner en pleine mer prend tout son sens. Une scène magnifique : c’est la nuit, dans la cabine Dreyfuss et Shaw, éméchés, font un concours de cicatrices. Scheider reste à l’écart, en pull noir dans la pénombre. On est en mode comédie. Puis Robert Shaw, dans un long monologue, raconte un souvenir de guerre, les marins de l’Indianapolis naufragé, bouffés par les requins pendant cinq jours de trempette en plein océan. Mode dramatique. On boit un coup, et on chante. Mode comédie. Spielberg gère admirablement cette longue séquence, et conclut sur un plan extérieur, au raz de l'eau, l’apparition des barils jaunes à la surface, qui foncent ensuite vers le bateau. Mode suspens. Quelle idée que ces barils ! Jusqu'à la fin, la tension ne fera que monter, les morceaux de bravoures s’enchainent : la colère de Shaw qui brise la radio, refusant l'aide extérieure (la prime, c'est pour lui seul !) Scheider mal à l'aise, inquiet, puis franchement paniqué « il nous faut un plus gros bateau » repète-t-il, et la scène de la cage sous-marine, et la mort de Shaw, absolument épouvantable, pénible, sans artifice, et le final (que je tairais…) ultime face à face, Achab face à Moby Dick, David contre Goliath !



Les acteurs sont formidables, donnent une épaisseur aux personnages, Spielberg est dans son élément, description des petites gens, de la famille, l'équilibre familial toujours prêt à se rompre, le rôle du père (une récurrence, jusque LA GUERRE DES MONDES). Son film met en avant des schémas qui seront souvent repris, le maire véreux, l’association du flic et du spécialiste, l’homme seul face aux institutions (ici, la municipalité) comme on le retrouve dans LE PIC DE DANTE par exemple. Spielberg prouve son habilité à trousser des histoires prenantes, sans moyen considérable, mais avec des idées de mise en scène. Il joue sur nous peurs. Il montre aussi sa capacité à filmer les larges espaces. Le désert et les routes de DUEL, et l'océan ici. Sauf que là, les chasseurs se retrouvent chassés... 

LES DENTS DE LA MER est le genre de film qui nous happe à chaque rediffusion. Ironie du sort, le film dénonce gentiment le cynisme du maire, qui fait du merchandising autour du requin (à la fête foraine) alors que Steven Spielberg deviendra rapidement un maître en la matière, avec ses créatures futures, de E.T. aux dinosaures… Avec LES DENTS DE LA MER, il ouvre la voie du ciné-bizness, signe la fin des illusions, des prétentions artistiques du cinéma hollywoodien. Dorénavant, à quelques exceptions près, il y aura les Studios d'un côté, et les Indépendants de l'autre. 






LES DENTS DE LA MER (1975) Steven Spielberg
Scénario : Peter Benchley et Carl Gottlieb, Howard Sackler, John Milius d'après le roman de Peter Benchley                                                                                                                                                
Production : Richard D. Zanuck pour Universal                                                                  
Couleurs  -  2h05  -  format scope 2:35

Allez, on ne s'en lasse pas... la scène d'ouverture, la fille, la nuit, l'océan, et les violons...


10 commentaires:

  1. Superbe chronique ! (on s'y croirait presque sur le tournage).

    Malgré le tournage chaotique, ce film reste toujours l'un des meilleurs longs à ce jour de Spielberg à mon avis...

    Pour info, si ça t'intéresse, il sortira en blu-ray au mois d'août dans une édition steelbook.

    D'autres films de Spielberg sortiront dans les prochaines semaines comme E.T et la série des Indiana Jones (malheureusement uniquement en coffret, si tu vois ce que je veux dire !)

    D'ailleurs, je réalise pour le coup qu'il n'y a pas une seule chronique de ses films sur mon blog... Il va falloir que j'en choisisse un seul, t'aurais pas une idée ?

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  2. Merci Alex... Je n'ai pas de lecteur Blu-ray... Je me contente d'édition DVD, et généralement les plus simples ! Et je pense aussi que LES DENTS DE LA MER reste un de ses meilleurs films. Chroniqué un Spielberg ??? Pas simple, entre les divertissements (Indiana, Jurassic) ou les drames (Munich, Schindler)... MINORITY REPORT est sans doute un des meilleurs aussi, y'a plein de choses à dire, j'aime particulièrement sa version de LA GUERRE DES MONDES (je dois bien être le seul !) et bien sûr, E.T. qui reste un must...

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  3. Excellente idée Minority Report et puis.... non Luc ! Pour la GUERRE DES MONDES, tu n'es pas le seul.......
    Pour le Blu-Ray, je suis plutôt d'accord avec Alex. Pour les BEAUX films récents, ça a une sacrée gueule sous réserve quand même d'un bon lecteur et d'un écran ad hoc...
    Pour l’article sur SEVEN, je l'ai revu en Blu-ray. Vraiment un plus pour ce film et en général tous les autres filmas aux éclairages sombres et nocturnes....

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    1. Pour la technologie Blu-ray je confirme aussi. J'y suis venu un peu par hasard il y a deux ans, au moment de changer ma vieille petite télé cathodique pour un grand écran plat 102 cm haute définition, japonais bien sûr (j'ai vu la différence). Et comme je violentais mon porte-monnaie j'en ai profité pour me procurer un bon lecteur Blu-ray (japonais aussi).

      Mais c'est vrai que l'image et le son sublimes des Blu-ray sont surtout impressionnants via les films récents. Certains vieux films mal dupliqués en Blu-ray ne permettent pas de constater une différence notable de qualité avec l'édition DVD. Sauf s'ils sont convenablement remastérisés et restaurés... comme pour l'édition récente d'APOCALYPSE NOW qu'on redécouvre alors totalement (avec une image qui semble avoir été tournée hier).

      A propos de Spielberg, moi ce n'est pas lors du visionnage des DENTS DE LA MER que j'ai envie de vomir, mais à la seule évocation de sa filmographie entière, sans exception. Il représente tout ce que je déteste au cinéma : un prédateur au moins aussi dangereux que la bestiole qu'il met en scène dans ce film. Nous sommes un certain nombre à penser de la sorte (bien que minoritaires, j'en suis conscient). Bah, il faut de tout pour faire un monde.

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    2. @ Christian Larcheron : Concernant la restauration des films en Blu-ray, en fait c'est très aléatoire pour trouver de beaux transferts, beaucoup de choses rentrent en ligne de compte : matériau d'origine, coût de la restauration, etc... Apocalypse Now Redux est en effet éblouissant, tout comme le Guépard, édite également par pathé, alors que du même éditeur des titres comme Danses avec les loups et la trilogie des dollars de Leone sont bourrés de grain, alors que celui du Samouraï est carrément raté. Je sais en revanche que la cinémathèque de Bologne fait du bon boulot en général.

      Pour ne pas se tromper dans ses futurs acquisitions, je vous suggère d'aller visiter le site Bluray.com

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  4. En fait si je dis ça, c'est tout simplement parce que je consacre moins de temps à rédiger des chroniques sur le blog(qui bouffent un temps hallucinant), je fais pour le coup une ultra sélection des films que je préfère en privilégiant l'aspect artistique au détriment du texte.

    En résumé, il va falloir que je choisisse un film de Spielberg qui ressorte le mieux sur le plan de la photographie (j'ai déjà une petite idée).

    A +

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  5. Rien ne t'aura échappé Luc... Quelle juste analyse que celle ci. J'y étais de nouveau.

    A chaque fois que le film repasse à la TV, je me dis que je le connais tellement que cette fois ci non ! Et puis comme un débutant... Paf ! Je remord à l'hameçon avec le même plaisir infantile.

    J'ai souvent entendu dire que, suite au film, une recrudescence de la chasse aux requins (sans distinctions des espèces) s'était opérée pendant de longues années, allant jusqu'à menacer plusieurs d'entre elles.
    Finalement, le pire et le plus dangereux des prédateurs pour l'homme est l'homme lui même.

    Vincent

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  6. Spielberg parodiera cette fameuse scène d'ouverture dans 1941, avec à la place du requin...un sous marin Japonais. Ah la blonde accrochée au périscope et le matelot qui mate ses fesses en gueulant: "Hollywood!!"...
    Jaws est quand même au départ un roman de Peter Benchley ( Il a écrit aussi Les Grands Fonds avec dans son adaptation cinoche une craquante Jacqueline Bisset...et Robert Shaw). Ma grand mère le lisait avant la sortie du film. Elle a toujours été branchée ma grand mère...
    Sinon j'adore Les Dents De La Mer et ta chronique est très bien!

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  7. Juan Loco, oui, à la base, il y a un bouquin, que je me souviens avoir lu, mais après avoir vu le film. "1941"... quel délire ! L'auto-parodie est excellente ! Avec Buffalo Bill Kenzo, cigare au bec, même sous la flotte !!! Et le colonel (Robert Stack) qui chiale au cinoche devant Bambi ! Ca a fait un flop, et a définitivement convaincu Spielberg de ne faire que des films au fort potentiel commercial...

    Vincent, merci ! C'est justement en revoyant le film à la TV pour la Xème fois (non, pas une fois de plus... et puis si !) que j'ai eu l'idée de cette chronique.

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  8. Film étonnant, les "Dents ...." qui accumule pourtant tous les poncifs de la série B américaine horrificque, ... et qui fonctionne. Le talent de Spielberg doit y être pour quelque chose ...

    C'est très bien, la Guerre des Mondes ...

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