vendredi 19 octobre 2012

L'AFFAIRE CICERON de Joseph L. Mankiewicz (1952) par Luc B.




Quand Joseph L. Mankiewicz (photo) déniche au département scénario de la Fox cette histoire, il ne lui reste qu’un film à livrer avant de prendre congé, et monter sa propre société de production. Il a déjà à son actif LE CHATEAU DU DRAGON, L’AVENTURE DE MADAME MUIR, CHAINES CONJUGALES, EVE… Ça laisse rêveur… Il est pressé, et pique cette histoire qu’Henri Hathaway s’apprête à tourner. Darryl Zanuck, producteur à la Fox, cède le projet à Mankiewicz, mais lui interdit de toucher au scénario de Michael Wilson (LA VIE EST BELLE, LE PONT DE LA RIVIERE KWAI, LA PLANETE DES SINGES…). Évidemment, Mankiewicz fera tout le contraire, et ce qui n'était au départ qu'un film d'espionnage, devient un chef d'oeuvre d'humour, un immense ballet de faux derches, un théâtre de la comédie humaine d'une rare virulence.

A l’origine de L’AFFAIRE CICERON, il y a le livre de mémoire de Ludwig Carl Moyzisch, qui raconte comment, en 1943, en Turquie, il a été l’intermédiaire entre sa hiérarchie, et un espion anglais, qui lui vendait des documents top secrets. Parmi lesquels les plans du débarquement allié en Normandie. C’est du lourd ! L’espion était valet de chambre à l’ambassade d’Angleterre, à Ankara. Ce film est tiré d’un fait réel. L’espion s’appelait Elyesa Bazna, il était turc. C'est une des histoires les plus rocambolesque de la seconde guerre mondiale.  

La première séquence est éblouissante. Nous sommes à ambassade d'Allemagne à Ankara. Le Comte Von Papen écoute une chanteuse lyrique éructer du Wagner, au côté de son hôte japonnais. Celui-ci se retire pour cause de migraine "la position debout, trop longtemps, sans doute...". Von Papen répond : "J'ai moi aussi la migraine... mais pour cause de Wagner"... On décèle tout de suite l'homme désabusé, qui moque les idoles de sa patrie. On verra Von Papen perdre de sa superbe tout au long du film. Il croise ensuite la comtesse Staviska, une polonaise ruinée, qui fréquente les soirées mondaine pour manger gratis ! Elle cherche du travail et propose ses services d'espionne aux Nazis. Il refuse. Il s'en suit un dialogue où chacun cherche à venger sa médiocrité en humiliant l'autre, relation de dominant/dominé. Les répliques fusent, comme celle-ci (de la comtesse) à propos de Goering : « Avant j’organisais en Pologne des chasses aux porcs sauvages. Je n’ai jamais invité Goering. Cela aurait donné à ces chasses un côté fratricide… ». 

Si je raconte en détail cette entrée en matière, c'est que toute la thématique du film se résume à cette première scène. Relation de maître et de serviteur (la comtesse tend son assiette à Von Papen, qui l’a remplie de salade et lui ramène à table) relation à l’argent, jeu de pouvoir et d’humiliation. Mais avec un sens de la grâce et de l’élégance qui évoque Lubitsch, et Max Ophüls (pour ces jeux de masques autant que pour la finesse des travellings) d’autant que la comtesse Staviska est interprétée par la divine Danielle Darrieux, actrice fétiche d’Ophüls. 

Le héros peut maintenant entrer en scène : Diello. Une scène nocturne, musique signée Bernard Hermann (futur collaborateur d’Hitchcock), on quitte les dorures et le champagne pour virer au Film Noir. Un homme aborde l'attaché à l’ambassade allemande (Moyzisch), qui rentre chez lui. Il propose de lui vendre des documents, chaque semaine, pour 15000 livres la pellicule. Sous la plume de Mankiewicz Moyzisch est un pleutre, servile, stupide, en admiration béate devant le buste d’Hitler. Diello l’humilie littéralement, le domine, lui le valet ! La scène du coffre-fort est fameuse : Moyzisch y place l’argent pour payer Diello, part développer la pellicule, revient, ouvre le coffre : l’argent n’y est plus ! Diello l’a déjà empochée ! "la combinaison du coffre… 30133 : la date de la prise de pouvoir d’Hitler… pas très original !"

On retrouve ensuite la comtesse Staviska (personnage fictif ajoutée au scénario), la seule femme du récit, fière, belle, faussement naïve et vraiment venimeuse, ne reculant devant rien pour regagner sa splendeur perdue. Moyzisch bave devant elle. Ce qui fera dire à la comtesse : « Moyzisch, cessez de me regarder comme si vous aviez une fortune personnelle ! ». Diello aussi est amoureux, il lui donne de l’argent, sans en dévoiler l'origine. Il est fier de montrer à la comtesse, pour qui il avait travaillée avant, qu’il a plus d’argent qu’elle. Montrer sa réussite, humilier l’autre. Ils concluent un accord : il fournit l'argent, elle les faux passeports, et projettent de s'enfuir ensemble en Amérique du Sud. 

Ce qui motive Diello, c’est de devenir riche, prendre sa revanche sur ces maîtres, sortir de sa condition de valet. Avec son maintien parfait, sa diction, il passe pour un aristocrate aux yeux Von Richter, l'officier de la Gestapo chargé de superviser l'affaire. Diello méprise autant son camp que les allemands. Il ne fait ça que pour lui. Moyzisch lui demande : « Ne faites-vous pas cela pour la grandeur du Reich, la victoire allemande ? Connaissez-vous l’importance des documents que vous nous vendez ? » Et Diello lui répond, méprisant : « Je ne vous vends que les documents, pas l’aptitude à vous en servir intelligemment ! ». Et paf ! Diello est manipulateur, maniaque (regardez comment il s’y prend pour photographier les documents de l’ambassade), brillant, mais finalement c’est une coquille vide. Tous les personnages le sont. De Von Papen à l’ambassadeur anglais, tous drapés dans leur dignité, de ce qu’il leur reste de vernis qui s'écaille. Ils sont pathétiques. 

Ça tourne à la suspicion, à la paranoïa. Les plans de portes verrouillées et déverrouillées pullulent ! On se méfie. On pense prendre milles précautions, être plus malins que l’autre. Et tous seront dupés. Apparait alors dans le récit une équipe des services secrets anglais, chargée d'enquêter à l’ambassade, et des tueurs allemands. Ca se complique pour Diello, qui devra redoubler d'ingéniosité, manipuler tout son monde pour s'en sortir. 

Mais dans ce film, tout le monde perd. Les anglais se font piquer leurs documents secrets, par un valet ! Les allemands ne les utilisent pas, les croyant faux, alors qu’ils sont vrais ! Diello apprend que la comtesse s’est tirée avec la moitié de son fric ! Et lui-même, à la toute fin, apprendra que… Non, je ne vous dis rien… C’est trop beau ! Tous les personnages sont renvoyés dos à dos, dans une ironie mordante. 

Mankiewicz est célèbre pour ses dialogues brillants. Je rappelle cette fameuse phrase, entendue dans EVE, à propos des acteurs : « il serait temps que le piano sache que ce n’est pas lui qui a écrit le concerto ». C’est dire en quelle estime Mankiewicz tient les acteurs… Chez Mankiewicz c’est le verbe qui mène l’intrigue, c’est le déclencheur de l’action. L’AFFAIRE CICERON est une formidable joute verbale, jubilatoire. Pas une réplique qui ne fasse pas mouche. C’est un festival, un feu d’artifice. Quand la comtesse demande à Diello un cognac, celui-ci, persuadé d’être traité enfin d’égal à égal, remplit deux verres, pensant trinquer. En voyant le second verre, la comtesse lance simplement : « Inutile, je n’en boirais qu’un ». Dialogues précieux, mais venimeux, plus tranchants qu’une lame de rasoir. Le pauvre Moyzisch en prend plein la tête ! Quand il dit à Diello : « Ribbentrop a choisi pour vous le pseudo de Cicéron (philosophe romain), c’est surprenant, ne me demandez pas pourquoi… ». Diello répond : « ce qui est vraiment surprenant, c’est que Ribbentrop connaisse le nom de Cicéron ! ».

C’est du grand cinéma, Mankiewicz était un brillant metteur en scène, avec un sens du cadre (la première séquence et la manière dont Danielle Darrieux apparait dans le cadre). Profondeur de champ, plan d’ensemble, longs, déplacement de la caméra mais aussi des acteurs. Tout est étudié, tout respire l’élégance. C’est Lubitsch mâtiné de Fritz Lang ou d’Hitchcock, jusque dans cette incroyable scène de l’aspirateur, scène de suspens hitchcockienne pur jus, que je serai salaud de vous raconter si vous ne la connaissez pas… Tout ça à cause d'une la femme de ménage… Encore un échelon dans la hiérarchie sociale du film. On monte très haut, jusqu’à Hitler, les chefs de la Gestapo, les ambassadeurs, et on redescend vers les domestiques, et cette femme de ménage.

Outre la mise en scène, les dialogues, venons-en au troisième atout du film : James Mason, que je tiens comme le plus grand parmi les plus grands. Acteur britannique, de théâtre, il rejoint Hollywood après guerre et tournera PANDORA, LE PRISONNIER DE ZENDA, 20000 LIEUES SOUS LES MERS, JULES CESAR, LA MORT AUX TROUSSES, LOLITA, LE VERDICT... Précieux, romantique et ténébreux, il est admirable, british jusqu’au bout de la diction, passant avec un même bonheur du valet effacé, à l'espion machiavélique, au prolo assoiffé de vengeance. Sous l’habit de parade, il n'est que veulerie et violence latente (son regard noir quand il apprend que la comtesse s’est enfuie en Suisse…). Diello force notre admiration, mais nous effraie aussi. James Mason compose un jeu très subtil, comme sa partenaire, Danielle Darrieux, magnifique, sensuelle, troublante. D’ailleurs tous sont dirigés à la perfection.

L’AFFAIRE CICERON est un film captivant, jubilatoire, rythmé, drôle, caustique… Les qualificatifs ne manquent pas ! C’est une merveille absolue, procurez-le vous de toute urgence si vous ne connaissez pas. Les films de Mankiewicz sont tous magnifiques, ils respirent l’intelligence à chaque plan, et l’exigence. Mais sans jamais se départir du divertissement. Mankiewicz a abordé beaucoup de genres, le péplum, le polar, le western, la comédie musicale… Pour Mankewicz, comme pour Jean Renoir, le monde est un vaste théâtre ridicule. Le film s'achève sur un long éclat de rire. Et on reste béat devant tant de talent.

Avant de regarder un extrait (fabriqué maison !), des questions... oui ma p'tite Sonia ?
- Pourquoi ça s'appelle "5 doigts", tout le monde possède 5 doigts ?
- Euh... à part Tommy Iommi et Dr John, ce n'est pas faux... Mais la raison, c'est que le producteur Darryl Zanuck, superstitieux, pensait que les films dont le titre comportait un chiffre, marchaient mieux au box office ! D'où le "Five Fingers"...
- Waouh... z'en connaissez des choses m'sieur Luc...
- Restez après les autres, ce soir, j'ai encore quelques anecdotes en stock...


L' AFFAIRE CICERON (1952)  Noir et Blanc  -  1h50  - format 1:37

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