vendredi 18 janvier 2013

2OO1 L'ODYSSEE DE L'ESPACE (1968) de Stanley Kubrick, par Luc 9000


On ne peut pas dire que je vous ai beaucoup bassiné avec Stanley Kubrick, depuis les débuts du DEBLOCNOT. Et pourtant, si vous saviez… Que vous avez sous la main l’un des spécialistes mondiaux de Mister K. Pour vous causer aujourd’hui de mon film fétiche, j’ai annulé une conférence au Chicago Institut de New York au Japon. Mais ça m’arrangeait. Dans la salle d'à côté, y’avait Sarko de programmé pour une parlotte sur la crise… Avantage du Déblocnot : on ne prend pas 200 000 balles pour 45 minutes, et on sait de quoi on cause !

En 1964, Stanley Kubrick sort DOCTEUR FOLAMOUR son dernier film en noir et blanc, qui ouvre le triptyque "fantastique" et qui se terminait par l’explosion de la planète Terre. Les films de Kubrick se suivent. La dernière image de l’un est la première du suivant. FOLAMOUR finit dans un espace dévasté par la bombe atomique, 2OO1 s’ouvre dans un univers vide et silencieux. Kubrick fait un long flash-back, part de FOLAMOUR pour nous montrer comment l’Homme en est arrivé là.

Pour l’époque, 2OO1 est une énorme production. Budget prévu, 6 millions de dollars, budget réel, 11 millions. Jamais un film n’avait nécessité autant d’effets spéciaux. En la matière, Stanley Kubrick souhaite ni plus ni moins que la perfection. Non pas par mégalomanie (dont il a été souvent taxé) mais simplement pour que le film soit crédible en terme de science et de technologie. Beaucoup de scènes auraient tout bonnement été ridicules, voire risibles, s’il n’avait pas réussi ce défi technique. On le doit à son acharnement, sa méticulosité légendaire, et à une armée de collaborateurs tous triés sur le volet. A une époque où l’Homme n’a pas encore marché sur la Lune, le film recherche l’exactitude scientifique (la NASA fut mise à contribution). De nombreux plans montrent des modes d’emploi de machines, y compris la notice des WC zéro gravité, à lire avant usage ! La production est lancée dès 1964 (le titre en était "Journey beyong the stars"), pour une sortie au printemps 66, repoussée en fin d’année, puis la suivante… Il faudra attendre 8 avril 1968. Jusqu’à l’ultime seconde, Kubrick travaille au montage, et réajuste encore dans sa cabine de bateau équipée d’un banc de montage, lorsqu’il va de Londres à New York pour l’avant-première. Les critiques, désorientés par ce modèle inédit de narration, et par le fait qu’une telle production basée à 80% sur les effets spéciaux soit aussi un film d’auteur, éreintent le film. Le public, lui, est au rendez-vous, grâce aux bouches à oreilles. Contrairement à une idée reçue, le film quadruple sa mise en termes de bénéfice. Il a été tourné en cinérama (projection sur triple écrans incurvés), mais trop peu de salles étaient équipées. Filmé en 65mn, tiré sur pellicule 70mn, tout a été mis en œuvre pour en faire le plus majestueux spectacle.

Je ne vais pas me lancer dans une tentative d’interprétation du film, pour trois raisons : ce serait long, ce ne serait que mon humble avis, et parce que Stanley Kubrick disait ceci : « Vous êtes libres de vous interroger tant que vous voulez sur le sens philosophique et allégorique du film – et une telle interrogation est une indication qu'il a réussi à amener le public à un niveau avancé – mais je ne veux pas donner une grille de lecture précise pour 2001 que tout spectateur se sentirait obligé de suivre de peur de ne pas en saisir la signification. »

Chacun choisira dans ce film ce qu’il a envie d’y voir. Le champ est libre. Kubrick a fait en sorte qu’aucune réponse, explication, ne puisse sur lire à l’écran. Exemple, avec le premier nom de l'ordinateur : Athéna. Trop référencé mythologie grecque, il sera changé en HAL 9000. Le point de départ est une nouvelle d’Arthur C. Clarke, THE SENTINEL, racontant la découverte d’une pyramide de verre sur la Lune, qui émet un signal intergalactique. Quand il demande à l’écrivain anglais de collaborer avec lui, Kubrick propose qu’à l’issue d’une journée de boulot, chacun écrive de son côté : l’un un roman, l’autre un scénario. Et Clarke intègre des éléments justement retirés du film par Kubrick. Il sort son bouquin avant le film - ce qui a mis Kubrick en rage, car tel n’était pas l’accord passé - c’est pourquoi on a coutume de dire : si vous n’avez rien compris au film, lisez le bouquin !

Dispersons une odieuse calomnie d’entrée de jeu : il est faux de dire que 2OO1 ne raconte rien, il raconte même énormément de choses… mais à sa manière ! Et ça commence ainsi…

Les lumières du cinéma s’éteignent, l’écran passe au noir, pendant trois minutes, juste de la musique, l’angoissante ouverture d’Atmosphères de Ligeti. Ce qui implique une image noire impressionnée sur pellicule, pas simplement un écran non éclairé. Un artifice voulu par Kubrick pour que les retardataires soient désorientés ! Et permettre aux spectateurs de se mettre dans l’ambiance. Puis le logo MGM apparait, le titre, un sombre grondement qui fait vibrer les enceintes : l'intro de Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss. Un « lever de soleil » derrière deux planètes alignées inonde l’écran. Le grand voyage commence...

Premier chapitre, L’AUBE DE L’HUMANITE nous ramène il y a quatre millions d’années, et à la lutte de deux tribus d’hominidés pour un point d’eau. Les perdants sont contraints de s’exiler, dormir dans les rochers, et un matin, ils se retrouvent nez à nez avec un monolithe noir, planté dans le sol. Kubrick utilise ici un autre thème de György Ligeti, le Requiem, une chorale de voix dissonantes, montée de bouffée d'angoisse qui produit son meilleur effet lorsque les singes effleurent l’étrange forme, posent leur main, comme des païens en adoration devant un totem. D’abord effrayés, ils acceptent cette présence, qui confère à l’un d’eux un étrange pouvoir : l’intelligence. La conscience qu’un tibia de zébu peut briser des os plus petits. Il découvre l’outil, et mieux encore, l’arme ! Une arme avec laquelle il va reprendre autorité sur son territoire. Dans cette séquence, Kubrick résume toute l’évolution, l’instinct grégaire, la lutte pour le pouvoir, la violence pour régner. Le singe, galvanisé par ce premier meurtre de l’Histoire, lance son os vers le ciel, et par une ellipse sublime, un raccord de montage d’une précision diabolique, l’os se transforme en astronef flottant dans un univers paisible…

Second chapitre, VOYAGE VERS LA LUNE, au son du Beau Danube Bleu de Johann Strauss, le professeur Heywood Flyod arrive en navette sur une station en orbite autour de la Lune. Flyod croise des confrères qui l’interrogent sur une étrange épidémie. Un leurre médiatique cachant une découverte qui pourrait ébranler le monde. Une forme noire, rectangulaire, a été détectée sur la Lune, et les experts sont formels : ce monolithe a été sciemment enterré. Quand, par qui, et pourquoi ? Flyod et son équipe se rendent sur place. Comme les singes, ils sont d’abord perplexes, ce trouble est rendu par une caméra tenue sur l’épaule, qui accompagne l’équipe de scientifiques, comme en reportage, avec de nouveau le Requiem de Ligeti (premiers plans tournés en décembre 1965). Flyod touche le monolithe, qui émet un son strident, insupportable (aussi dans la salle de cinéma, ça me fait bondir à chaque fois !).

Troisième chapitre, MISSION JUPITER, 18 mois plus tard, deux astronautes, David Bowman et Franck Poole, à bord de Discovery, se rendent vers Jupiter. Ils sont accompagnés par trois topologistes, plongés en état d’hibernation, et par un ordinateur surpuissant, le cerveau logistique du vaisseau : HAL 9000. Il est programmé pour simuler les sentiments humains, et apparaît vite gonflé d’orgueil, et capricieux... Il détecte une panne d’antenne. Bowman sort du vaisseau en combinaison, remplace la pièce défectueuse, qui ne s’avère pas si défectueuse que ça… HAL 9000 aurait-il commis une erreur ? Peut-on réellement se fier à lui. Sur Terre, on confirme l’erreur de l’ordinateur, mais HAL met cela sur le compte d’une erreur humaine ! Bowman et Poole, méfiant, s’interrogent sur les capacités d’HAL à poursuivre la mission. HAL en prend ombrage et se mue en psychopathe, qui élimine un par un les membres de l’équipage. En déconnectant certains circuits de HALBowman accède à sa mémoire, et y trouve un message pré enregistré sur la présence du monolithe la Lune. Monolithe qui justement se dirige vers le Discovery. Bowman décide d’aller voir cette forme de plus près.

Quatrième chapitre AU-DELA DE L’INFINI. Bowman, unique survivant, a quitté Discovery avec une capsule de secours. Mais sa vitesse s’accélère, il ne contrôle plus sa trajectoire et s’enfonce dans un tunnel de lumières. Bowman voyage au-delà des étoiles, traverse des univers, et atterrit dans un mystérieux appartement décoré en style XVIIIème siècle. Il quitte sa capsule, et se retrouve confronté à son double, plus âgé, qui lui-même croisera un double plus âgé... Bowman est sur son lit de mort, quand le monolithe noir se dresse devant lui. Un fœtus dans sa bulle de lumière apparait et nous regarde. FIN. Le Beau Danube Bleu retentit, jusqu’au bout, donc de longues minutes après que le dernier nom ait disparu du générique. 

Si le projectionniste fait correctement son boulot, la salle reste plongée dans le noir. L'écran reste noir (même procédé qu'au début). On reste assis, on écoute Strauss, on décante, encore transi d'émotion, et on s'aperçoit qu'en relevant l’écran (format scope) à la verticale, il prendra les proportions du monolithe...
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On ne pourra pas parler de tout, le sujet est sans fin (comme le film, diraient les mauvaises langues… qui dure 2h19, soit la moyenne des films américains actuels, vu que les Hobbit, Batman et autres font quasiment 3 plombes) mais focalisons sur quelques aspects…  


LA CONSTRUCTION

La construction du film d’abord, assez inédite, avec cet écran noir au début, cette mise en condition qui déroute, et annonce un film bien différent de ce qu’on a pu voir jusqu’à présent. Un chapitrage en quatre parties (comme les quatre côtés du monolithe) elles-mêmes redécoupées en quatre, avec quatre figures récurrentes à chaque fois : sommeil, lever, repas, mort. Chaque chapitre voit l’apparition du monolithe. C’est donc un film qui appelle à l’évasion totale, sans contrainte de pensée, mais pourtant diaboliquement construit de manière quasi géométrique. Il y a aussi un entracte, de nouveau un écran noir avec Ligeti. Et lorsque le dernier nom disparait du générique, que l’écran redevient noir, Le Beau Danube Bleu retentit encore de longues minutes (le morceau dans son intégralité), sas de décompression indispensable pour revenir sur terre et quitter la salle ! A l'origine, Kubrick avait filmé un prologue, des interventions de savants, sur le thème du futur. Il y avait donc un aspect presque documentaire au projet. Mais Kubrick coupa ces interventions, soit un bon quart d'heure.

LA MUSIQUE

Le respect s'perd... (The Who, 1971)
On ne sait plus qui, de l’image ou de la musique, magnifie l’autre. 2OO1 est voulu comme une symphonie visuelle, une expérience sensorielle, l’émotion ne venant pas de la psychologie des personnages, mais bien de la seule mise en scène. Ce ballet érotique entre la roue et la navette de Flyod, sur fond de Strauss, atteint des sommets rarement atteints. Erotique ? Ben tiens… Cette navette phallique qui pénètre la roue, dont l’intérieur est éclairé en rose… Au départ, pourtant, une bande originale avait été composée par Alex North, qui s’est étranglé le jour de la première en constatant que Kubrick n’avait pas gardé une note de sa partition ! On a aussi parlé des Pink Flyod (Flyod, comme le personnage ?) que Kubrick avait sollicités. Roger Waters avait décliné, et s’en mordit les doigts plus tard à la sortie du film. Le titre du groupe « Echoes » d’une durée de 23 minutes, aurait été composé sur les images de 2OO1, comme pour se racheter. Si on superpose les images et le titre, effectivement, c’est raccord (on peut trouver ça sur le Net). Sauf que, intrinsèquement, rythme du cinéma et rythme de musique s’assemblent souvent (un DJ, Fritz Von Runte a fait pareil avec des titres remixés de David Bowie et les images du film... le Bowie de Space Oddity justement... ). Quiconque à l’expérience du montage vidéo pourra le tester (de même que les alexandrins de Corneille collent parfaitement sur le Blues). 

Un des moments les plus poignants pour moi, est l’anniversaire de Franck Poole, sur un extrait du ballet « Gayane » d’Aram Khatchaturian. Il transpire de cette scène une mélancolie qui vous sert la gorge, devant le peu d’enthousiaste de Poole au message de ses parents, par écran interposé. C’est toute la misère de l’enfermement, de la solitude, de l’abandon des émotions, qui passe par cette scène. Et bien sûr, l’utilisation du tonitruant Zarathoustra, confère une magnificence aux levers de planètes, quasi mystique, un thème musical désormais indissociable du film. Et n’oublions pas la comptine « Daisy » que chantonne HAL lorsqu’il agonise, d’une voix de plus en plus grave et pâteuse. A la rubrique musique, il faut aussi parler du son, et notamment du silence, très présent, ce qui respecte un aspect scientifique (pas de bruit dans l'espace, contrairement aux boum boum laser des autres films...) une règle que Kubrick détourne à son profit, car les scènes de sorties dans l'espace où l'on entend que la respiration des astronautes, sont dix fois plus flippantes !

LES DIALOGUES

Kubrick disait : "2OO1 est une expérience non verbale. Comme la musique. Essayer d'expliquer une symphonie de Beethoven, ce serait l'émasculer, ériger une barrière entre sa conception et l'appréciation". Sur 2h19 de film, il n'y a que 40 minutes de dialogues, et il faut presque une demi-heure avant d’entendre un premier mot. Rien de ce qui importe passe par les dialogues, mais par l'action, ou le visuel. Kubrick ne se sert des mots que pour traduire la vacuité de ses personnages. Ecoutez bien la discussion entre Flyold et les scientifiques russes. Il n’en sort rien, alors que la situation est grave. Le discours de Flyod devant ses collègues n’est que pure langue de bois, les hommes restent impuissants à exprimer leur ressenti par des mots. La discussion entre Flyod et sa fille (jouée par Vivian Kubrick, fille de) par vidéotransmission, est dénuée de toute chaleur, risible. Le message d’anniversaire des parents de Poole aussi, caricatural, presque gênant, et d’ailleurs Poole n’écoute même pas, et ce n’est que lorsque HAL lui souhaite un bon anniversaire qu’il consent à dire merci, avant de se rendormir. Autre exemple lorsque Bowman et Poole s’isolent dans une capsule pour parler à l’insu de HAL, le conciliabule soit disant stratégique se résume à des questions sans réponses, des balbutiements. Le ton de l’interprétation est assez significatif aussi. Froid, professoral, pour Heywood Flyod (William Sylvester). Pas de complicité, mais des rapports strictement professionnels entre Dave Bowman (Keir Dullea) et Franck Poole (Gary Lockwood). Le seul à exprimer ses sentiments, c’est HAL 9000    

LES FORMES

Les formes géométriques sont une constante dans l’œuvre de Kubrick, particulièrement ici, avec l’opposition des ronds, des sphères, pour caractériser ce qui se rapporte à l’humain (planète, vaisseau, roue, gros plan sur la pupille de Bowman) et le rectangle du monolithe. On remarquera que l’œil de l’ordinateur HAL 9000, est un rond, inscrit dans un rectangle… HAL serait donc la somme Humain + Monolithe, une conscience humaine dans le corps d’une machine ? Les dimensions du monolithe sont 1x4x9, soit 1x2²x3²... Il tranche nettement dans ces décors sphériques et lumineux, comme une incongruité, qu’il soit planté sur la Lune, en Afrique, ou flottant dans l’espace. Là encore, la seule force des images, ce contraste, interpelle et appelle à mille interprétations.   

LES RÉFÉRENCES


Bien que 2OO1 soit un film résolument moderne en 1968, on y lit des références. A commencer par l’histoire, qui ne fait que citer tous les films de SF des années 50, une apparition extraterrestre, qui inquiète l’humanité, aussitôt vue comme source de danger. Que la communauté scientifique ne diffuse pas l’information pour ne pas créer la panique est aussi un thème classique de la SF. Et voir les pilotes d’astronef, dans leur cockpit, l’un à droite, l’autre à gauche, avec plein de manettes et de boutons autour, renvoie aussi aux images des séries B. Il est aussi question de polar ici – Kubrick à commencer par des Films Noirs – avec un réel suspens autour du personnage d’HAL. Il est amusant que les scènes d’agressions, de meurtres, ne soient pas faites de violences sèches (comme dans ses autres films), mais au contraire de longues scènes lentes, où on assiste impuissant à l’exécution des protagonistes. La mort des trois voyageurs hibernés se lit au travers de diagrammes (une manière de déshumaniser un peu plus les personnages) on assiste à l'extinction de leurs organes, un par un, minutieusement. Le meurtre de Poole, via une capsule téléguidée, qui plonge vers lui, pinces en avant, rappelle les Daleks de Dr Who, la fameuse série de SF anglaise. 

Comme je vous le disais, Kubrick se cite aussi lui-même, une manière de prolonger chaque film dans le suivant. Quand FOLAMOUR se finit là où commence 2OO1, remarquez que 2OO1 se clôt sur le regard, en gros plan, d’un fœtus, éclairé de côté, un œil noir, l’autre blanc, et que le film suivant ORANGE MECANIQUE, commence par un gros plan du regard d’Alex, un œil maquillé de cils noirs, l’autre non… Dans ORANGE MECANIQUE, Alex drague deux filles dans un drugstore, il regarde des disques, et sort du bac la B.O de 2OO1 ! [d'ailleurs regardez très attentivement la photo, et le coin en haut à droite la flèche jaune... vous reconnaissez la pochette du disque ? Atom heart Mother de Pink Flyod...]. Le singe qui brandit son tibia dans 2OO1 renvoie aussi à Alex, lorsqu’il agresse ses Droogs sur les bords de la Tamise, même faciès, même ralenti. Et le décor XVIIIème de la chambre, à la toute fin, renvoie par son style architectural à BARRY LYNDON, aux fantasmes sexuels d’Alex dans ORANGE MECANIQUE, ou encore aux QG des SENTIERS DE LA GLOIRE. Kubrick était assez fasciné par ce siècle, celui des Lumières, en même temps que des guerres et massacres en Europe.

LES EFFETS VISUELS

Ce qui me frappe à chaque vision de ce film, c’est la perfection des effets spéciaux. Kubrick a fait le choix de la difficulté, pour réussir un rendu jamais atteint jusqu’ici. Les STAR WARS, STAR TREK et compagnie passent à côté pour de piteuses séries Z. Regardez juste pour tester un film de SF des années 60, 70, 80, puis 2OO1 L’ODYSEE DE L’ESPACE. Ça laisse pantois. Stanley Kubrick a commencé comme photographe de presse, à 17 ans il était le plus jeune employé du magazine Look. Il a toujours cadré et éclairé lui-même ses films (même si d’autres, pour des raisons syndicales, sont crédités au générique). Il a personnellement supervisé les effets spéciaux photographiques, et dirigé une équipe nombreuse de petits génies, qu’on retrouvera ensuite aux génériques de ALIENS, STAR WARS, BLADE RUNNER… Les effets spéciaux de 2OO1 lui ont d’ailleurs valu le seul oscar de sa carrière ! Les effets de transparence dans la première séquence africaine (les photos d’Afrique sont d’Andrew Birkin, le frère de Jane) sont d’une beauté à pleurer. Des diapos grand format sont projetées sur un écran de 12 sur 30 mètres composé de microscopiques billes de verres, à l’aide de projecteur de DCA ! Pour les acteurs qui jouent les primates (en studio) cela revient à jouer devant un mur blanc, sans aucun repère. L’ensemble est ensuite filmé avec une caméra, placée non pas dans l’axe, mais sur le côté, grâce à un jeu de miroirs.  Bien sûr, le décor des premiers plans était éclairé en lumière naturelle, c'est à dire une seule source reproduisant la lumière solaire selon l'heure du jour.

Le décor le plus impressionnant reste la centrifugeuse, qui sert pour les scènes du Discovery. Comme une roue géante de hamsters, en constante rotation sur son axe (12m de haut, 6m de large), dans laquelle l’acteur évolue. Un minuscule rail, caché par des dalles, permet d’accrocher la caméra. Ainsi, Kubrick invente une des images les plus extraordinaires du cinéma : le footing de Bowman, à 360°C, avec effet de gravité. L’effet des hôtesses de la navette qui marchent au plafond reprend le même procédé : l’actrice marche dans une roue, mais cette fois c'est le décor de premier plan (le couloir) qui pivote. 

Lorsque Bowman tente de rentrer par l’écoutille de secours du Discovery (sans casque, donc sans oxygène) l’acteur est projeté vers le sol pendu à un élastique, qui le re propulse vers le haut. Ce n’est que l’axe du décor et de la caméra qui donneront l’illusion de l’horizontalité. Une scène toujours très impressionnante. En fait, pour créer l’illusion de la pesanteur (dans l’espace, comme dans le film, il n’y a ni haut ni bas, ni droite ni gauche…)  chaque plan était tourné de cette façon : acteurs et éléments de décors étaient suspendus à des câbles reliés au plafond du studio, recouvert de velours noir. La caméra en dessous, pointant vers le haut, toujours dans l’axe vertical, pour ne pas voir les câbles. Si le personnage devait être montré de profil, le cascadeur était suspendu depuis son côté, ou par les pieds, ou par la tête… Pour créer l’illusion de déplacement dans l’espace, la première prise était développée, projetée sur un écran, puis re filmée avec une autre caméra en mouvement. Et si la première image est projetée en tout petit format, elle donne l’illusion de distance. La seconde caméra, en travelling, donnera l’illusion du mouvement (lorsque Poole se perd dans l’espace, un petit point qui grandit). Le long trip final, « la porte des étoiles » sont de purs effets photographiques, liés aux prémices de l’informatique, et des images solarisées de lacs ou de désert du Nevada.

HAL 9000

On ne peut pas finir sans évoquer du 6ème passager de Discovey : l’ordinateur HAL 9000. Si vous prenez les lettres qui suivent dans l’alphabet le H, le A, le L, ça donne IBMKubrick a trouvé, après coup, le hasard amusant, mais HAL ne signifie que Heuristically ALgorithme... Dans la version française il s'appelle Carl. Il nous est présenté comme infaillible, et dénué de sentiment, même s’il est programmé pour les simuler. Dès le départ, cet œil inquisiteur inquiète. Alors que sa technologie est censée rassurer. On remarque qu’HAL se vexe facilement. Il est susceptible. On le sent sans cesse satisfait de lui-même. Plusieurs plans indiquent rapidement qu’HAL souhaite avoir le contrôle total de la mission Jupiter. Et pour lui, la présence d’humains met en péril cette mission. Comment un humain peut-il être vraiment fiable, s'il est guidé par ses sentiments ? (question centrale de toute l’œuvre du cinéaste). Il y a une réelle angoisse, un réel suspens dans les séquences du Discovery. Quand Bowman et Poole lui demandent s’il a pu faire une erreur (la défectuosité d’une antenne) on devine que : soit HAL en a fait une, soit il a sciemment saboté la pièce. HAL assassine trois membres d’équipage, ainsi que Poole, condamné à errer dans l’espace. Une scène atroce. Bowman doit choisir entre le sauver, ou se sauver lui-même. Revenu à bord, Bowman décide de déconnecter HAL. De le lobotomiser. Une scène qui n’aurait pu être que cocasse, et qui est sublime. L’ordinateur supplie, avoue sa peur de mourir, implorant le pardon, et ses circuits un par un déconnectés, il déraille, chante une chanson ressortie de sa mémoire virtuelle, rabâche des formules toutes faites, jusqu’à son extinction. Le thème de la perte du contrôle des émotions est constant chez Kubrick, mais pour la première fois, c’est une machine qui en fait les frais ! L’idée est osée. L’ordinateur, en se prenant pour un humain, est atteint des mêmes maux. Décidément, pour Kubrick, point de salut !

THE BIG TRIP

C'est la séquence qui a fait sensation, basée dit-on sur les hallucinations sous LSD, très en vogue à l'époque. Kubrick refute l'utilisation de drogue en ce qui le concerne, mais les spectateurs n'ont pas dû s'en priver ! Le trip final ! Bowman a vaincu HAL, il quitte le Discovery et plonge à la vitesse lumière vers le confin de l'univers. L'astronaute devait rencontrer les aliens, longilignes, comme des statues de Giacometti, mais Kubrick revoie sa copie, et invente cette fin déroutante et magnifique. Il disait : "la fin est allusive, si on pose la question aux spectateurs, ils ne sauront l'expliciter, et pourtant, ils apprécient et sont émus". Bowman se retrouve face à lui-même, quatre fois, chaque fois plus âgé. Un passage de témoin, chaque génération de Bowman s’effaçant au profit de la suivante, rythmé par les étapes de la vie, le lever, le repas, la mort… Le monolithe réapparait devant le lit du mourant, la caméra s’en approche, on plonge une dernière fois dans l’espace infini, et ce qu’on prend pour une planète entrant dans le cadre, est en fait un fœtus dans sa bulle de lumière. Le cercle sous-tend tout le film, le cycle de la vie se referme sur une naissance, alors que le thème de Zarathoustra retentit une dernière fois. Le fait qu’un humain ait vaincu la machine parfaite lui permet-il la renaissance, la résurrection, la régénération, le passage à un autre stade de vie (n'a-t-on pas dit que le monolithe ressemblait à la pierre noire de La Mecque ?)  Bowman est-il un « élu » ? Il est allé au-delà de ce qu’un humain peut vivre, ressentir. Chacun, selon sa pensée, qu'elle soit athée, spirituelle, religieuse ou autre, trouvera le chemin qu'il souhaite trouver...


Il y a deux types de réactions face à un tel film : le rejet total, ou l’adoration. C’est un film lent, silencieux, qui propose une réflexion métaphysique sur l’Homme, son origine, son devenir. Vaste sujet ! C’est pour moi le film-total, au sens où la narration, les émotions suscitées ne viennent que de l’agencement des images et des sons. Comme Stanley Kubrick représente le cinéaste ultime, celui qui maitrise totalement son œuvre, sa fabrication, dont chaque film répond au précédent et annonce le suivant, quel que soit le genre (le cinéma de Kubrick est un cinéma de genre, polar, SF, guerre, péplum, horreur, historique…). Un cinéaste d’une exigence peu commune. Cette plaisanterie circulait sur le tournage : « En six jours, Dieu a créé le ciel et la terre. Le septième jour, Stanley Kubrick  lui a tout renvoyé pour corrections ». Les cinéastes qui débutaient leur carrière vers 1968 (les Parker, Scorsese, Coppola, Spielberg, Scott, De Palma...) n'en croyaient pas leurs yeux. Qu'un cinéaste américain puisse s'affranchir à ce point de l'autorité des studios, partir tourner chez lui, pendant quatre ans, sans rendre de compte avant la première projection, et accoucher d'une telle oeuvre, c'est à s'en bouffer une ! 

Sans 2OO1, y aurait-il eu des STAR WARS, RENCONTRES DU 3EME TYPE, ALIENS, ABYSS (remake maritime flagrant, réussi, mais dont la fin naïve nous remet les pieds par terre, quand Kubrick nous projette dans les étoiles). Il a eu une influence artistique énorme sur le cinéma de SF, il n'y a qu'à comparer les effets, les maquettes de vaisseaux, les rendus, avant et après, sans pour autant que ses successeurs n'arrivent à le surpasser. Parce que Stanley Kubrick est un tenace, il prend le temps nécessaire, ne fait aucun compromis, il sait que seul le film reste. Quand il veut une chose, il l’obtient, et de nombreuses sociétés technologiques mettent leur savoir faire à sa disposition. Whirpool a même fourni des prototypes de four à micro ondes, mais ils ont déchanté quand Kubrick a filmé son personnage se brûler les doigts en sortant les plats !

2OO1 L’ODYSSEE DE L’ESPACE n’est pas un film compliqué, ni intellectuel. Cérébral, oui... C'est un film déroutant, certes, qui nécessite juste une petite mise en condition : se laisser aller, s’abandonner, accepter des règles différentes. Je comprends les réticences à son égard, et ne cherche à convaincre personne. J’ai découvert ce film vers 13/14 ans, mais ce n’est qu’à la troisième projection que j’ai eu la « révélation » ! 2OO1 est un film unique, exectionnel, qui n’a ni prédécesseur, et encore moins de successeur. Il n’a pas de semblable, même si THE TREE OF LIFE de Terrence Malick s’en rapprochait par certains aspects ( - pour relire cliquez ici -), et bien sûr SOLARIS de Tarkovski (1972) qui en est une sorte de réponse. Une chose est sûre, si vous souhaitez découvrir ce film (à moins d’un équipement télé adéquat), c’est dans une salle de cinéma qu’il faut le voir. J’ai eu le bonheur de le re re re re re voir en salle, il y a quelques jours. Et c’est à chaque fois, plus encore que la précédente, une source de joie, de bonheur, de plénitude, je n’ose dire d’extase…   

Je crois que 2OO1 est tout simplement le plus grand film de cinéma jamais réalisé.





2OO1, A SPACE ODYSSEY (1968)
Couleurs  -  2h19  -  scope 2:35  /  2:10

4 commentaires:

  1. Euh ... ben dis donc ... pas mieux !!

    Tu dois forcément le savoir, mais pourquoi cette pochette des Who ? il paraît que c'est à cause d'orange mécanique ... Kubrick avait envisagé Mick Jagger dans le rôle d'Alex et les autres Stones pour la bande de Droogs. Les Stones avaient autre chose à faire et Kubrick a pas vraiment insisté, du coup Townsend avait cru que les Who seraient le groupe de rock qui tournerait Orange mécanique. De dépit de pas même avoir été contacté, ils ont fait cette pochette sur un chantier d'autoroute abandonné ...

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  2. Concernant Mick Jagger, il était intéressé par le bouquin, et son adaptation (beaucoup de stars du rock anglaises investissaient dans le cinéma de leur pays, George Harrison était co producteur des Monty Python, Bowie tournait, Jagger aussi d'ailleurs, Jimmy Page...), et aurait surement voulu le tourner. Mais je crois que c'était un projet parallèle, une fois Kubrick détenteur des droits, je ne crois pas qu'il ait songé à Jagger. Il a flashé dès le début sur McDowell, qu'il avait vu dans "IF". Autant Jagger adorait l'idée d'être une star de l'écran, autant je vois mal Charlie Watts ou même Bill Wyman le suivre dans ses délires là !

    Pour les Who, pas d'infos particulièrement, mais leur disque est sorti bien avant le film ORANGE MECANIQUE, il n'a jamais été question qu'ils y participent d'une manière ou d'une autre. The Who étaient aussi impliqués dans le cinéma (Tommy). la photo du disque est-elle une blague potache, un hasard du décor, ou une attaque délibérée ? A creuser...

    à+

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  3. Un des films qui continue de me fasciner même après l'avoir vu n fois...
    Une chronique que j'aurais aimé écrire mais qui n'aurait sans doute pas été aussi riche, et dans laquelle je n'aurais pas éviter d'en donner mon interprétation personnel, sans doute une faute que justement Luc, tu as su éviter !
    Je l'ai vu pour la première fois en 1970 "en salle"... admiratif et angoissé à la fois...
    Su un bon écran et avec le son audiophile, la magie opère toujours, surtout en Blue-Ray !

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  4. pat slade18/1/13 14:11

    Quelle chronique!! Digne des cahiers du cinéma!J'avoue que la première fois que j'ai vus 2001,j'ai rien compris, il m'a fallut au moins trois projections pour commencer a saisir un certain sens(ou un sens certain ?)du film, mais si cette chronique avait existé à l'époque ou j'ai vu cette grande épopée de Kubrick, j'aurais surement tous compris.

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