vendredi 7 juin 2013

LES 7 SAMOURAÏS d'Akira Kurosawa (1954) par Luc B.

Akira Kurosawa est déjà un cinéaste reconnu en 1954. Le film qui l’a fait connaître est L’ANGE IVRE en 1948, mais c’est RHASHÔMON en 1950, et son cortège de récompenses à travers le monde, qui le propulse au firmament de ceux avec lesquels il faudra désormais compter. Kurosawa est celui qui a sorti le cinéma japonais du Japon. Le succès international, vécu par certains de ces collègues comme une trahison culturelle, lui permet de réunir des budgets conséquents, et voir les choses en grand. Dans sa version complète, LES 7 SAMOURAÏS dure 3h15 (le tournage s’étend sur un an) mais malgré tout, ce sont souvent des versions écourtées (de deux heures) qui seront vendues à l’export, de peur que les spectateurs occidentaux s’ennuient, ou ne comprennent pas les allusions sociologiques.
 
L’histoire est célèbre : un groupe de paysans, dont le village est pillé tous les ans après les moissons, part en ville recruter des samouraïs, pour assurer leur défense. Pauvres, ils n’ont que le gîte et le couvert à offrir en échange. Leur choix se porte donc sur les samouraïs de « seconde catégorie », affamés, qui, pensent-ils, accepteront de se battre contre un bol de riz quotidien.

Le film se divise clairement en quatre parties : l’exposition des faits au village, le départ des paysans à la ville pour le « casting » (extraordinaire séquence où on découvre Kanbei, qui tel l’Inspecteur Harry, est appelé pour sauver un enfant otage, mission dont il s’acquitte en se rasant le crâne, et ainsi se faire passer pour un bonze ! Ainsi que le test du seuil qu’il faut passer en évitant une éventuelle attaque surprise…) puis le retour avec les samouraïs, et enfin l’attaque des bandits. 

Le générique permet de se mettre en condition. Les cartons d’idéogrammes défilent, sans sous-titre, soulignés de timbales martiales. Pour les non-japonophones, ce générique fait office de prologue graphique, musical, qui prépare à ce qui suit. Et ce qui suit est une grande épopée, d’une richesse inouïe. Avec LES 7 SAMOURAÏS on a l’impression d’être devant un film-somme, un film qui contiendrait tout ce qui a été fait avant. Ça tient évidemment du film d’aventure, d’action, du film de sabre, qui mêle héroïsme, violence et suspens. La trame est superbement limpide, la construction linéaire. Le spectateur respire avec les paysans d’abord (vont-ils réussir à trouver les guerriers) puis respire avec les samouraïs (vont-ils venir à bout des bandits). 

Une simplicité très académique (au contraire de RHASHÔMON qui innovait par ces différents points de vue), un canevas précis, sans digression ou fioriture inutile, qu’on peut rapprocher de RIO BRAVO (Howard Hawks, 1959) dans ce que les deux films ont d’évident. Il y a d’ailleurs un certain nombre de plans qui renvoient au western, comme la ronde, le village et sa rue centrale. L’attaque finale aussi, comme les indiens attaquant les charriots. Et puis on connait l’admiration de Kurosawa pour John Ford, dont on a souvent dit qu’il l’avait inspiré. Mais comme Ford en a inspiré tellement d’autres ! Par le souffle, le lyrisme, l’ampleur qu’il donne à ses images, et aussi, et surtout, par la simplicité de ses intrigues, et des liens qui unissent les personnages.

Comme dans le western, il y a ici peu de psychologie. En tout cas, pas appuyée. Regardez cette longue scène du monologue. Le samouraï Kikuchiyo, le fougueux, le buveur, le fou, se tient devant ses compagnons, et part dans une longue tirade contre les paysans qu’il accuse d’être malhonnêtes, de se faire passer pour pauvres quand ils ont des ressources cachées, de voler les armes de samouraïs morts. Il en appelle au meurtre ! C’est d’une violence inouïe, presque irréel de se mettre dans un tel état. Le chef des samouraïs, Kanbei, regarde alors Kikuchiyo, et tout simplement lui dit : tu es fils de paysan. C’est tout. Là ou d’autres en auraient fait des tonnes sur les origines sociologiques, la psychologie, mon père, ma mère (mes frères zé mes sœurs, ooh  ooh…) Kurosawa fait juste dire à son personnage, qui comprend soudain son compagnon, les larmes aux yeux, ces mots : tu es fils de paysan. C’est limpide. Et tout est dit, tout est clair. A chaque fois, on comprend ce qui se passe, et on avance par étape, du plus simple au plus complexe. 

Cette scène, à l’image, se traduit par un monologue en gros plan, filmé dans l’axe, contrasté, avec un acteur hurlant, éructant, épileptique, avançant vers l’objectif, nous menaçant (nous sommes le subjectif des autres samouraïs, hors champ), que Kurosawa oppose ensuite à un plan large, sur le groupe, puis gros plan sur Kanbei, de profil, une voix calme, posée, sage. C’est de la grande mise en scène (de celle qui se voit !!). On en reparlera de cette scène, car y’a un autre truc assez bluffant… (c’te manière d’entretenir le suspense…).

LES 7 SAMOURAÏS tient aussi du conte initiatique, notamment pour Katsushirō, le plus jeune de la bande, qui au début cherche à devenir l’élève de Kanbei. Il mettra du temps à se faire accepter par les 6 autres. C’est aussi ce personnage qui vit une histoire d’amour, lorsqu’il rencontre Shino, la jeune paysanne. Et là, il faut s’arrêter un peu sur cette partie du récit, d’une beauté absolument confondante, lorsque les jeunes amoureux sont filmés dans les bois, sur un tapis de fleurs blanches, avec une lumière rasante. Des images d’une poésie incroyable, sorte de parenthèse enchantée, de cocon, qui détourne un moment les jeunes amants de la violence et de la misère ambiante.

La misère justement. Autre aspect de ce film, qui semble aussi renvoyer au néo réalisme italien, dans ces portraits de gamins affamés, un traitement quasi documentaire. On y retrouve aussi, la misère filmée par John Ford (encore lui) dans LES RAISINS DE LA COLERE. On touche ici aussi à la fibre mélodramatique. Je pense à la vieille femme édentée, à qui la jeune fille, Shino donne son riz, en secret. On apprend que cette petite vieille est la grand-mère de Shino. Katsushirō apporte du riz à sa fiancée, qui accepte mais pour le refiler en douce à sa grand-mère… C’est du Chaplin !! Et puis on peut inclure aussi des moments plus cocasses, comiques, avec le gag du pont et du cheval, et les facéties du bondissant Kikuchiyo, face aux paysans qu’il essaie de former à l’art des armes.

Donc un film d’une grande richesse, qui prend dans beaucoup de genres, et dont les images s’adaptent à ce que l’on raconte. Le traitement de Kurosawa n’est pas uniforme. On touche à l’onirisme, presque, dans les scènes poétiques, on touche à l’expressionnisme, dans cette manière de filmer les visages, vielles pommes ridées, sous des angles recherchés, avec lumières contrastées, ces inserts à la Eisenstein. Kurosawa a recours aussi à la profondeur de champ, au grand angle, influence du Film Noir. On le vérifie dans beaucoup de scènes d’intérieur. Les plafonds sont apparents (comme chez Ford… et Welles), les visages de premier plan aussi net que le second ou le troisième. C’est aussi un film réaliste, au sens où il décrit, il montre, explique, comme toutes ces scènes de repérage, quand les samouraïs étudient le terrain, carte au main, élabore des stratégies, l’art de la guerre. Tout cela est passionnant.

Allez, j'peux pas m'empêcher... Une petite analyse détaillée... 

Une caractéristique de Kurosawa, c’est le tournage en multi-caméra. A-t-il pris cette technique de tournage chez Jean Renoir, qui l’utilisait déjà sur LA CHIENNE, avec Michel Simon, en 1931. Renoir et Kurosawa qui ont d’ailleurs aussi en point commun d’avoir adapté LES BAS FONDS de Gorki, à l’écran. Cette technique permet aux comédiens une liberté de mouvement, ils savent qu’ils seront captés par au moins une caméra (sur les deux ou trois). Technique aussi utilisée par Kubrick pour DOCTEUR FOLAMOUR avec Peter Sellers, très répandue aujourd'hui en numérique, mais qui à l'époque coutait cher, en pellicule et frais de développement. Cela permet surtout au réalisateur de choisir ensuite, au montage, quelle prise, quel angle, convient le mieux. D’où ce qu’on appelle le raccord dans le mouvement. Figure de style de Kurosawa, et illustration avec le monologue de Kikuchiyo. Sur la vidéo (plus bas) ça se passe à 2’15, et c’est très rapide. Le personnage tombe à genou. La caméra semble le suivre. 

Mais est-ce possible de suivre un mouvement si rapide, sans perdre la netteté, et l’acteur ? Sauf si une seconde caméra filme la scène, sous un angle légèrement différent. On voit que l’arrière-plan n’est pas exactement dans le même axe, une fois le personnage à genou. Et quand Kurosawa coupe-t-il les plans ? Juste avant le mouvement ? Ben non, trop simple ! Il coupe dans le mouvement ! Et si on observe bien, on voit que ce n'est pas parfaitement raccord, au sens où le mouvement du second plan répète la fin du premier. Ça crée un décalage (comme le raccord en mouvement du tibia dans 2OO1), une précipitation. C'est infime, mais c'est là ! Ajouté au changement d'axe, ça traduit visuellement l'état du personnage, épuisé, cassé, vidé. Bien sûr, on ne l'analyse pas sur le moment, mais on le ressent, et c'est ce qui compte.

Ces trois heures de film regorgent d’images inoubliables, le casting des samouraïs, les repérages au village, les séquences entre Shino et Katsushirō dans les champs de fleurs, le duel de sabre et ces longs moments d'observation, silencieux (vous savez d'où viennent les plans de Sergio Leone maintenant !) la bataille finale bien sûr, les charges de cavaliers, cette pluie battante, le terrain boueux et collant. Et l’enterrement, avec la bannière qui flotte au vent, les trompettes, ses gros plan de visages muets. Et puis (et on s'en amuse tout de même, on se croirait chez Mack Sennett !) ces personnages qui ne cessent de courir, montés sur ressorts, ces départs tonitruants, gestes saccadés, qui ajoutent une frénésie supplémentaire au film.

Le film brasse aussi un grand nombre de thème, à commencer par l’honneur, le courage, l’héroïsme, qui sont des valeurs très présentes dans un film de samouraïs, et en particulier dans celui-ci, sorte de mètre étalon du genre. La justice aussi est un thème fort, œil pour œil, et cette scène de lynchage sur un prisonnier. Film social et polémique aussi, puisqu’il présente une union entre deux classes sociales différentes, les paysans, et les samouraïs, une « caste » supérieure. Kurosawa redéfinit les liens, les relations. On s'observe, on s’apprivoise. On les voit peindre un étendard symbolisant cette union. 

Alors, les 7 SAMOURAÏS est un film aussi célèbre pour son remake, en 1960, par John Sturges, sous forme d’un western. Et où le héros Yul Brynner montre un crâne aussi peu velu que celui de Kanbei ! J’avoue que pour l’avoir revu il y a peu, alors que j’en gardais un souvenir vibrant (ahhh, les westerns du dimanche après midi sur la première chaine de télévision...), je l’ai trouvé très long, un tantinet poussif, et pour le coup, mélo pas croyable. En tout cas, il ne supporte pas la comparaison avec l’original, comme peu de films d’ailleurs ! Non, ce film n'est pas un objet poussiéreux pour rat de cinémathèque ! Il ne faut surtout pas avoir peur de la durée, du noir et blanc, du japonais, et se plonger dans cette épopée héroïque, passionnante, d’une beauté à couper le souffle. 


 LES 7 SAMOURAÏS (1954)
noir et blanc  -  3h15  -  format 1:37


Une bande annonce :

L'extrait commenté.

3 commentaires:

  1. Walou !!! Une chronique digne des cahiers du cinéma ! Chapeau !

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  2. Yes !!! Très grand réalisateur, qui part d'éléments très "japonais" pour faire du cinéma universel ... très grand film les 7 samouraïs ...
    quand au remake avec Yul Brunner (Yul Brunner ? ou Pascal Brynner ?), c'est un nanar tout juste sympathique ...

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  3. Tu as raison, Pascal Brunner n'étant pas (après vérifications) de la famille de Yul Brynner, je rends son "u" à Pascal, et redonne son "y" à Yul.

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