samedi 14 décembre 2013

Pierre LEMAÎTRE – Au revoir Là Haut (Prix Goncourt 2013) – par Claude Toon



Début novembre 1918. Sur le front de la Grande Guerre, la boucherie s'essouffle, les rumeurs d'armistice s'insinuent dans les tranchées. La glaise des collines de la Somme et de la Marne a perdu le goût de se nourrir de sang, d'os, de débris humains, de ferraille. Elle a même englouti une tête de cheval, un beau morceau enfoui dans le paysage lunaire qui sépare Édouard Péricourt et Albert Maillard de la bande des pauvres gars teutons d'en face qui se passeraient bien eux aussi d'une dernière tuerie pour la gloire. Ils craignent un ultime assaut pour que les français s'emparent de leur cote 113. Hélas pour eux, pour le lieutenant Henri d'Aulnay-Pradelle, ce haut fait d'arme serait un petit plus pour sa gloriole d'officier peu gradé, persuadé de traverser le carnage protégé par une bonne étoile, et qui, comme à la belote, raisonne en dix de der, alors que l'esprit du jour est plutôt à la "der des der"… Être promu capitaine pour le 11 novembre, ça ferait bien…
Pierre Lemaître plante son premier décor. L'auteur ne va pas ajouter un roman historique complémentaire sur l'héroïsme ou l'absurdité absolue du génocide militaire de la première guerre mondiale. Il ne va pas s'intéresser aux lendemains qui devaient soi-disant chanter la Marseillaise et des Te deum, mais aux vrais lendemains qui en fait ne seront qu'épisodes grinçants de la comédie humaine, la poursuite de l'inhumanité, sans les baïonnettes.
Comme dans les ouvrages précédents, la trame se concentre sur les aventures des personnages. Au revoir Là-haut est un roman noir à tendance sarcastique, le récit d'une double escroquerie dans une France qui patauge dans une autre boue que celle des tranchées : l'exploitation de la victoire (très provisoire) et du massacre dans la désorganisation d'une nation meurtrie.
À l'heure fatidique, Édouard et Albert jaillissent de la tranchée… Des cadavres entravent déjà la progression. Deux d'entre eux, des éclaireurs qui sont tombés lors d'une reconnaissance, une riposte allemande qui aurait décidé de l'attaque. Les deux soldats n'ont pas pu être tués par l'ennemi allemand, mais par qui alors ? Albert a tort de se poser une question aussi saugrenue. Henri ne souhaite d'ailleurs pas qu'il phosphore ainsi et l'envoie réfléchir à la question dans un cratère d'obus qu'un geyser de terre viendra combler, enterrant vivant Albert en compagnie de ladite tête pourrie du cheval… Un miracle en enfer : Édouard le sortira de là mais un éclat d'obus lui arrachera la mâchoire, façon frisbee ! Bienvenue dans le monde des gueules cassées, de ceux qui perdent toute identité en perdant leurs visages.

Pierre Lemaître signe un livre de personnages. Les lieux sont seulement décrits par leurs fonctions. Henri d'Aulnay-Pradelle représente une fin de race en voie d'extinction, pas de descendants, pas d'ascendants, juste un titre nobiliaire agonisant et un château en ruine. Son orgueil, son égoïsme et un manque pathologique de scrupule ne lui suggèrent qu'un objectif : restaurer son blason, son château et sa lignée. Édouard Péricourt est un fils bien né de M. Péricourt, un père qui n'a que mépris pour un fils artiste et brillant dessinateur. Un extravagant qui fait tâche dans son univers de nabab de la finance, de pilier des ministères et amis d'autres personnages influents comme le général Morieux. Albert Maillard est le fils de sa mère. Évident direz-vos, sauf que Mme Maillard, à l'instar de M. Péricourt se lamente sur son fiston qu'elle voit comme un éternel gamin indécis, un "pas grand-chose".
Gueule cassée, muet, hurlant sa souffrance, Édouard va trouver amitié auprès d'Albert. Édouard, torturé par la blessure au visage et à l'âme, tente le suicide, trouve refuge dans la morphine. Albert le soigne, devient complice de son addiction. Albert est un angoissé poursuivi par l'œil de Caïn de madame mère, flippant dès qu'il franchit la ligne du code ou de la loi : trouver de la came, une nouvelle identité pour Édouard qui ne veut plus jamais revoir sa famille avec ses traits de cauchemar, surtout pas Madeleine, sa sœur, une jeune femme qui était, avant le conflit, la seule à accepter sa fantaisie. Pour Les Péricourt Père et fille, Édouard est déclaré mort au combat. Albert déjoue la sagacité de d'Aulnay-Pradelle qui le verrait bien fusillé (plus de témoin gênant de la cote 133). Pierre Lemaître évoque cette France exsangue, où les démobilisations durent des mois, voire une année, les pensions qui ne sont pas versées. Le sang a été versé sans compter mais le ministère compte ses sous pour compenser le martyre des poilus. Dans cette pétaudière, Édouard et Albert se réfugient à Paris, sans pension possible pour le premier qui porte le nom d'un mort sans papier, quelques maigres ressources pour le second qui enchaîne les petits boulots de liftier ou d'homme sandwich.

Le monde du roman est petit. Madeleine est partie sur les ruines du front pour ramener le corps de son frère Édouard. On lui rend la carcasse du premier venu. Bof, un macchabée ou un autre, d'autant que c'est d'Aulnay-Pradelle qui a géré l'exhumation en pleine nuit et le transfert. Madeleine ne revient pas les mains vides, mais avec un cadavre à sacraliser, et du coup un futur mari : d'Aulnay-Pradelle !! M. Péricourt déteste cet opportuniste vaniteux qui le lui rend bien. Du fric, un nom pompeux, du beau monde, le trio gagnant pour la famille Péricourt où tout le monde apprendra à se détester avec la même frénésie que celle des conscrits qui s'étripaient dans les tranchées. Henri d'Aulnay-Pradelle est un hyperactif, avec ses maîtresses (des amies de Madeleine aux boniches), au bordel en cas d'impossibilité pour ces dames, et surtout pour monter des affaires crapuleuses. L'arnaque des marchés publics n'est pas une invention nouvelle. D'Aulnay-Pradelle met en place une société avec quelques seconds couteaux. Le capitaine casse les prix pour obtenir un vaste projet de récupération des cadavres enfouis à la hâte pendant les combats et ériger des cimetières militaires sur l'ancien champ de bataille. Il rogne sur tout : la taille des cercueils vendus pour 1,80 m et fabriqués pour des corps de 1,30 m, le personnel sénégalais mal payé et qui, ne sachant pas lire, enfourne le soldat X dans la tombe Y… Bon, vous voyez le genre, ce ne sont que quelques exemples. Lemaître est diaboliquement imaginatif. Un cercueil en rab' avec de la terre pour faire le poids, c'est quelques tuiles en plus sur le toit du château familial… Sauf que la grosse tuile, d'Aulnay-Pradelle ne la verra venir que trop tard…
D'Aulnay-Pradelle est de la race de ceux qui ont voulu la guerre, qui en vivent avant, pendant et même après. Mais si les corrompus sont fauteurs de guerre, la même guerre corrompt les innocents qui la font. Édouard, transformé en monstre de foire, aidé par la complicité docile d'Albert, va ne reprendre goût à la vie que pour monter lui aussi sa petite arnaque. Heuuu non, une grosse et belle arnaque qui va surfer sur son dégoût de la glorification de ce massacre planétaire où les victimes se comptent en millions, où les mutilés font se détourner les regards. Plongeant doucement dans la folie, il retrouve ses talents de dessinateur pour créer un catalogue de monuments funéraires proposé à toutes les communes de France pour pouvoir pleurer ses défunts les 14 juillet et les 11 novembre. Mais la livraison n'est pas envisagée… Albert va trembler de peur pendant toute l'opération en assurant le financement grâce à son poste de comptable véreux dans la banque Péricourt. Ah mais oui bien entendu, j'ai oublié de vous dire qu'il a été invité un jour dans cette famille bourgeoise pour évoquer ses souvenirs avec Édouard, en tant que vieux compagnon de bataillon. Un hasard inespéré même si Albert a été considéré comme un canard boiteux pendant cette soirée mondaine, sous le regard narquois de D'Aulnay-Pradelle. En partant, il y a fait la connaissance de Pauline, une délicieuse petite bonne, un rare personnage un peu sympathique dans ce cirque crapuleux. Revenons-en aux monuments. Toute commande doit être accompagnée d'un acompte… Le plafond des dépôts a été fixé par Édouard à un million de francs avant de prendre le bateau pour les colonies en emportant la caisse. Réussiront-ils ? Ah là j'en ai déjà trop dit…
Et puis, à l'école des pigeons aveuglés par la vanité, M. Péricourt sera le gagnant, en voulant ériger un monument fastueux dans le 17ème arrondissement sur lequel il pense régner… comme sur trop de choses d'ailleurs. Un monument hors de prix, hors du catalogue, mais tout aussi virtuel. Moralité, ne jamais mépriser et sous-estimer un fils.

Pierre Lemaître ne méprise aucunement les malheureux sacrifiés dans cette guerre insensée. Comme un Flaubert, il met en scène des monstres qui s'agitent dans un merdier. L'intrigue est intense, se rapprochant de l'esprit d'un bon polar. C'est en cela que Lemaître s'écarte du roman historique. Tous les personnages acoquinés avec D'Aulnay-Pradelle sont veules, menteurs, ventripotents, fayots… Des adipeux en sueur chantait Brel dans un tout autre sujet. Un régal pour les amateurs d'humour noir.
Car L'humour macabre est fort présent à toutes les pages dans ce grand roman plus développé que dans les thrillers comme Alex. Le verbe est élégant, cinglant, les situations font mouches. Dans ce roman d'action, l'histoire peut par moment sembler tourner en rond. Pas du tout, Pierre Lemaître imagine une spirale diaboliquement construite qui va encercler et écraser inexorablement Péricourt, D'Aulnay-Pradelle et leurs sbires. Surtout n'oublions pas Joseph Merlin : un grand gaillard négligé et crade, bâti comme le monstre de Frankenstein, petit fonctionnaire besogneux et sans envergure. Joseph Merlin est le grain de sable, l'imprévisible, celui qui va enquêter sur le foutoir qui règne dans la mise en place des cimetières. C'est très dérangeant pour les affaires, ces types moches et honnêtes qui transmettent des rapports au ministère. Ces sans grades génétiquement incorruptibles, à la Columbo, qui fouillent, mesurent, enquêtent même sous la pluie battante et la boue à mi-mollet… et qui, chose impensable pour une canaille comme D'Aulnay-Pradelle ne peuvent pas être achetés, même à prix d'or.

J'avais aimé Alex et Cadres noirs, pour Au revoir Là-haut, j'ai adoré… On a lu par-ci par-là que l'académie Goncourt aurait dû récompenser un jeune talent méconnu. Je ne partage pas ce point de vu. Un prix doit récompenser l'ouvrage le plus accompli de la sélection finale. Le grand mérite de ce livre est de ne jamais aller à la facilité de la langue tout en restant très agréable et facile à lire…


3 commentaires:

  1. Bon, enfin un article qui donne envie de lire un livre,
    le soir dans les alpages, devant un bon feu de cheminée.
    Mais uniquement pour ceux qui ont quelques centaines de livres
    empilés sur le tas :"urgent, à lire impérativement"
    ce qui est mon cas.

    Heureusement, je n'ai pas la télé sur le mont Bénant
    (crypté, uniquement pour les initiés)

    RépondreSupprimer
  2. Tout est dit dans cet excellent commentaire sur un non moins superbe livre! Bravo Mr Toon! J'avais moi aussi fort apprécié les thrillers précédemment parus de Lemaître (mon auteur français préféré dans ce genre , avec Karine Giebel!) et ai été complètement séduit par ce roman.

    RépondreSupprimer
  3. Merci Jean-Pascal.
    Karine Giebel, un nom qui ne me dit rien. Je vais mener l'enquête.

    RépondreSupprimer