vendredi 30 janvier 2015

LA GRANDE ILLUSION de Jean Renoir (1937) par Luc B.



Laissez-moi me remettre de mes émotions... On le sait pourtant que c’est un des plus beaux films qui soit, mais, la vache, à chaque fois ça le fait ! Comment y fait Renoir pour être aussi juste ? Dans sa période d’avant-guerre, Jean Renoir (1894-1979) enchaine les perles les unes après les autres. BOUDU SAUVE DES EAUX, LE CRIME DE MONSIEUR LANGE, LA CHIENNE, PARTIE DE CAMPAGNE, LES BAS FONDS, LA RÈGLE DU JEU… N’en jetez plus !

On est en 1937, mais LA GRANDE ILLUSION fait référence – en surface – à la guerre 14-18. Et plus précisément à un épisode réel, lorsque Jean Renoir était soldat en 14, dans l’aviation, puis fait prisonnier. L’esprit pacifiste, humaniste du scénario déplait fortement, et le film voit le jour grâce à Jean Gabin qui met la main à la poche. Le film a été un très grand succès à sa sortie.

L’histoire est celle du lieutenant Maréchal et du capitaine de Boëldieu, aviateurs français abattus par les allemands, qui se retrouvent dans un camp de prisonnier. Dans une chambrée de français, qui depuis deux mois creusent un tunnel pour s’évader. On remarque au passage que le plan utilisé sera repris dans LA GRANDE ÉVASION de John Sturges (1963) y compris dans la manière de se débarrasser de la terre, transportée en douce dans des poches de toiles, et versée dans le potager. 
  
Le film se divise en trois parties. D’abord la vie au camp, où on voit de suite ce qui a pu déplaire à la censure : on y fraternise avec l’ennemi. Le gardien allemand, surnommé Arthur, est presque un gentil camarade, on se fout de lui, et quand Maréchal pète les plombs au mitard (une gueulante comme Gabin en est friand : « J’en ai marre, j’veux qu’on m’parle, c’est pas compliqué, j’veux qu’on m’parle en français ! ») c’est le vieux maton qui vient le consoler, lui donne un harmonica, et attend derrière la porte, pudique, que Maréchal se calme, comme on surveille qu’un bébé s’endorme bien. Scène sublime.

Ce qui a choqué, et bien-sûr le film sera censuré en Allemagne, et plus tard sous Pétain, c’est que la ligne de démarcation n’est pas horizontale, allemands d’un côté et français de l’autre, mais verticale, le peuple en bas, les aristos en haut. Comme dans LA RÈGLE DU JEU, avec les domestiques et les bourgeois. C’est la conception du monde selon Renoir. Dans la chambrée, il y a Maréchal, un gars du peuple, mécano (tout content d'apprendre qu'un allemand, quelques années avant, avait travaillé dans la même usine que lui), Rosenthal riche héritier d’une famille juive qui nourrit tout le monde avec ses colis, le capitaine de Boëldieu, descendant de l’aristocratie, homme de principe (« un terrain de golf, c’est fait pour jouer au golf, un camp de prisonniers, c’est fait pour s’évader ») un titi parisien adepte du calembour vaseux, et un ingénieur de la classe moyenne.

D’où cette scène dont je ne me lasse pas. Maréchal qui demande à l'ingénieur : - tu fais quoi dans la vie – je suis ingénieur, au cadastre – ahhhh…  La conversation se poursuit, et quelques minutes plus tard Maréchal reprend : j’voulais te poser une question... qu’est-ce que c’est que ça... le cadastre ?! Faut entendre Gabin lâcher le mot « cadastre ».

Des scènes comme celle-ci, le film en regorge. Le jeu des acteurs me fascine à chaque fois. Jean Gabin, décidément l'acteur le plus doué toutes générations confondues (avant les rôles de vieux bourru ooohh laisse-moi t'dire mon p'tit père...) la tignasse ébouriffée, les yeux rehaussés par une lumière pour mettre en valeur son regard de velours, Pierre Fresnay, droit dans ses bottes, Marcel Dalio, dandy nonchalant, et Gaston Modot, Carette, toute la bande est là. Les dialogues coulent tout seul, c’est brillant, intelligent, pertinent, au-delà de tout, et pourtant d’un tel naturel, une simplicité apparente. Chez Renoir, on ne sent jamais le côté "fabriqué". Renoir opte souvent pour les plans d’ensemble, plans séquences, il cadre large, englobe tous les acteurs, joue sur la profondeur de champ (Orson Welles était un grand fan, tu parles !) c’est fluide, les personnages vont et viennent, c’est vivant. Renoir, c’est vivant, c'est humain. On dit de Renoir (Truffaut ?) qu’il ne filmait pas des idées, mais des hommes qui avaient des idées.

Séquence magnifique de la malle aux costumes, avec ce soldat qui se travestit pour faire rire ces potes, et v’là que tout le monde est ému de voir une femme… On est dans la bouffonnerie, la camaraderie, la grivoiserie - oui à Paris, les femmes portent les robes aussi courtes que leurs cheveux  - quoi, des cheveux courts ? mais alors, tu dois te figurer de coucher avec un garçon !  et paf, au détour d’une image, et parce que la musique s'arrête, il ne reste plus que de l'émotion, qui étreint tout le monde. Changement de registre aussi à la fête, avec chansonnettes et travelos, interrompue par une Marseillaise patriotique - mais entonnée par un anglais. Et la caméra de Renoir se ballade, tournoie, virevolte comme chez Ophüls.    

Suite à un imprévu, Maréchal, de Boëldieu et Rosenthal sont transférés dans une autre prison, dans une citadelle. Elle est dirigée par le commandant Rauffenstein, joué par Eric Von Stromheim, un peu gêné aux entournures, et assez chiant sur le tournage. Un aristo rafistolé de partout suite à de multiples blessures, un type qui tient debout grâce à des plaques métalliques. L’ombre de ce qu’il fut. Le message de Renoir est limpide, ce type de personnage ne régnera plus très longtemps, leur autorité et leur monde décline. On retire une vis et tout s'écroule. C’est le sens du dialogue entre Rauffenstein et de Boëldieu assis au bord d'une fenêtre. Le film est tourné fin 1936, et Renoir décrit déjà une classe dirigeante gangrénée, qui se sait en sursis. On pense au Front Populaire, et à la deuxième guerre mondiale qui se profile, on entend des phrases prémonitoires, sur le futur effondrement des nations.

Il y a un mot qui revient souvent dans la bouche de Maréchal, c’est : copain. Il dit à Rosenthal : tu vois, on est différent, et pis, bah, on est copain, quoi… Plus tard il le dira même à une vache ! On n'se comprend pas, ben, on est copain quand même. Se faire la belle avec un gars lettré, riche, juif, aux antipodes de lui même, ce n'est pas un problème. Parce qu'on est copain. Mais avec un aristo, avec un de Boëldieu, c'est pas pareil, c'est pas le même monde...

La dernière partie du film se passe dans la montagne, proche de la frontière suisse. Rosenthal et Maréchal trouvent refuge dans une ferme, chez une allemande, Elsa, veuve avec une petite fille. Là encore, on fraternise, on s’entraide, cette sale guerre ne nous concerne pas. Il y a eu des frictions entre Maréchal et Rosenthal, des mots durs, assez violents. Célèbre engueulade, et célèbre « il était un petit navire, il était un petit navire ». Plus tôt dans le film, on entend Rosenthal dire : on dit que nous les juifs, on est avares. Au contraire, on est généreux. Parce qu’on aime montrer qu’on est riche ! Malgré tout ce qu'on peut entendre, le film n'est pas antisémite. Le fait que Rosenthal se prétende plus français que les autres, avec son ascendance de trois siècles, et ses propriétés partout, peut faire grincer les dents. Ça va déplaire dans une France qui accueillera bientôt Pétain en sauveur. Mais Renoir plaide pour la fraternité, au delà des lointaines origines ou des croyances.

Chez Elsa - magnifique Dita Parlo, vue dans L’ATALANTE de Jean Vigo, dont la carrière a été stoppée à cause de ses origines allemandes - on essaie de reconstruire un foyer, on s’attache. Renoir scrute les liens entre Elsa et Maréchal, la caméra fait encore des prouesses dans la composition des plans (la scène du coucher, le jeu des portes). On ne peut pas rester éternellement, mais on se promet de revenir, plus tard, après cette putain de guerre. Pourvu que ce soit la dernièreRosenthal lui rétorque : tu te fais des illusions…

Ce qui n’est pas une illusion, c’est la beauté absolue de ce film ! On se frotte les yeux devant un tel étalage de talents et d'intelligence ! Intelligence de la mise en scène, de l'écriture, de l'interprétation, intelligence du propos, fluidité de la narration... Mais comment y faisait, Renoir ?
   

3 commentaires:

  1. ♫♪"Frou-frou, frou-frou, par son jupon la femme, frou-frou..."♫♪ première image du film sur un phono à pavillon. La gouaille de Julien Carette : "Comment vas-tu-yau de poêle ? Ah ! ah ! Si t'es gai, ris donc !. Du cognac dans une bouteille d'eau dentifrice...etc. Il y a un autre plan (un peut différent) que tu retrouve dans "La grande évasion, quand Carette manque d'oxygène dans le tunnel, il s'éffondrera sur Charles Bronson. La scène des révoltes pour faciliter l'évasion de la citadelle qui s'appelle "Hallbach" alors qu'elle ce trouve dans le Bas-Rhin:Le chateau du haut Koenigsbourg.La mort de Boeldieu et Rauffenstein qui coupe la seule fleur de la prison etc...etc tout est cultes dans ce chef d'oeuvre. Une dernière petite chose, l'officier anglais qui casse sa montre à la fouille au début du film etait Jacques Beckers à qui on devra "Goupi Mains Rouges" et"Casque d'Or"n entre autres. Belle chronique bravo !!

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  2. Pfff, pas vu depuis une éternité ... c'est bon, ils annoncent de la neige, tu viens de me faire trouver un passe-temps ...

    Gabin, il a du prendre un obus sur le casque pendant la guerre, il est devenu tout nul après ...

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  3. Il est surtout revenu de la guerre avec les cheveux blancs, pour interpréter les jeunes premiers ce n'était pas terrible... Jusqu'à la fin des années 50, il est resté exceptionnel (chez Duvivier, Becker, Renoir...). Ensuite, comédies pas drôles (sauf "le cave se rebiffe") ou polars sans âme à la chaine... et un Granier-Deferre honorable de temps en temps...

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