vendredi 16 octobre 2015

LA SPLENDEUR DES AMBERSON (1941) de Orson Welles, par Luc B.




- M'sieur Luc, ça va pas en ce moment ? Vous nous parlez que de films en couleurs, z'aimez plus les vieilleries ?
- Plus que jamais, ma p'tite Sonia, et aujourd'hui, j'ai un morceau de choix à vous montrer...
- Ooooohhh, vous alors... vous me déballerez tout ça quand les autres seront partis...

Les films d’Orson Welles pourraient se ranger en deux catégories, les Films Noirs comme LE CRIMINEL, LA DAME DE SHANGAÏ, LA SOIF DU MAL et même LE PROCES, voire CITIZEN KANE par certains aspects, et les adaptations théâtrales, OTHELLO, MACBETH, FALSTAFF. Et puis les autres… Comme LA SPLENDEUR DES AMBERSON, qui s’apparente au drame romantique, comme on parle de comédie romantique.

Welles (au centre) sur le tournage
Ce film est un déchirement à double titre. Par ce qu’il est magnifique, narre une histoire d'amour tragique et contrariée, et parce qu’on en connaitra jamais la version imaginée par son auteur. La RKO, très refroidie par l’affaire CITIZEN KANE, retire le final-cut (droit au montage final) à Orson Welles. Qui commet l’erreur de ne pas être là pour se défendre, mais au Brésil pour tourner ce qui deviendra des années plus tard IT’S ALL TRUE. Welles a laissé des directives précises à Robert Wise, son monteur. Mais les premiers tests sont désastreux, et Robert Wise (futur réalisateur de WEST SIDE STORY notamment) est contraint de remodeler le film, le couper, et même retourner des scènes finales. 

Le métrage original est amputé de 45 minutes ! Ce qui met en fureur le compositeur Bernard Hermann, qui entendant sa musique réduite aussi, refuse d’être crédité au générique. Tiens parlons-en de ce générique. Il n'arrive qu'à la fin, incroyablement novateur. Un plan de micro, et la voix de Welles qui égrène les noms des participants, en commençant par les techniciens, puis les acteurs, et finissant par le fameux : « I wrote the scrpit, and directed it. My name is Orson Welles ». Et le micro s'envole... 

Contrairement à LA SOIF DU MAL qui a pu être remonté après avoir été lui aussi massacré, il n’existe aucun plan inédit de LA SPLENDEUR DES AMBERSON. Le studio n’a rien gardé ! On doit donc se contenter de cette version de 89 minutes, dont on peut ressentir parfois les rajouts, plans de coupe, dialogues additionnels. Et regretter l'épilogue moralement correct, comme s’il fallait une dose de happy end, tout à fait incongrue au vu de l’ensemble.

George, Isabel et Eugène
LA SPLENDEUR DES AMBERSON se déroule sur plusieurs années, c’est une saga familiale autour du clan Amberson & Minafer, riches propriétaires. Le film s'ouvre sur ce temps qui passe, par les changements vestimentaires, l’industrialisation. Et on découvre la jeune Isabel Amberson, courtisée par un inventeur loufoque, Eugène Morgan (joué par Joseph Cotten, ami et complice de Welles). Une succession de scènes drôles, légères, poétiques, admirablement réglées. Le récit est lancé, jovial, rythmé par les ragots, les apartés, parfois même face caméra. Voix-off et commentaires des personnages se chevauchent. Welles utilise toutes les ficelles du récit, comme la musique du film, et la musique entendue dans le film, riche de ses expériences au théâtre et à la radio. 

Isabel n’épousera jamais Eugène, mais Wilbur Minafer, un industriel. 20 ans passent. Eugène Morgan revient en ville, il est constructeur automobile, une nouvelle invention. Il n’a jamais cessé d’aimer Isabel. Idée que ne supporte pas George Amberson, son fils, gâté, impétueux, odieux, qui toute sa vie n'aura de cesse d'empêcher les amoureux d'être heureux. Et puis il y a aussi Fanny, la tante célibataire, et Jack, l’oncle, et le grand père. Orson Welles nous présente tout son monde, et leurs liens dans une éblouissante séquence de bal. Dans un décor baroque, à l'éclairage contrasté, les plans séquences s’enchainent, les personnages vont et viennent, se croisent, dansent, virevoltent. Ce plan sublime d’Eugène et Isabel dansant, tout en fond de l’image, encadrés d’escaliers, rampes, lustres, écrasés par les plafonds, et au premier plan des violonistes dans l’ombre.

Autant que dans CITIZEN KANE, Welles innove constamment, crée une forme de cinéma inédite. Il ose les acteurs de dos, ou le visage dans le noir. Il n’y a quasiment pas de champs / contrechamps ! Il y a cette longue scène du coucher, dans un couloir, avec allers et venues, qui renvoie à celle de LA REGLE DU JEU de Renoir, film de chevet pour Orson Welles. Il y a ce long travelling dans la rue, George et Lucy, la fille d’Eugène, en charrette. Et on devine où est la caméra lorsqu’on surprend, dans un virage, des rails de tramway au sol !

Il y a cette ballade dans la neige, les uns en voiture, les autres en traineau, l’humiliation de George, qui doit pousser le véhicule en se prenant l’échappement en pleine poire, et ridicule ensuite lorsqu’on aperçoit qu’il chante comme une casserole. Une ultime séquence de joie, avant cette transition cut sur une couronne mortuaire accrochée à une porte.

Le film bascule. L’époque change. Wilbur Minafer meurt. L’automobile se développe, le règne des grands rentiers s’écroule, les riches aristocrates oisifs s’inquiètent de ce monde ouvrier, bourgeois, dont l’influence gagne. Mais les ragots ne cessent pas. La veuve Isabel osera-t-elle reprendre son idylle avec Eugène ? Ce film est une merveilleuse histoire d'amour... qui ne s'est jamais passée.

George en bas, Fanny en haut.
Les relations entre les membres de la famille se durcissent, les rancunes remontent. Comme cette scène, ou plutôt ce plan, puisqu’il n’y en a qu’un de plus de 5 minutes, fixe, dans une cuisine, entre George et Fanny. L’actrice Agnès Moorehead y est d’une justesse confondante. Et la profondeur de champ hallucinante ! Welles enferme ses personnages dans ses cadres, les zèbre d’ombres, leur ôte par l’image tout échappatoire. Visuellement, le spectacle est total, et 75 ans plus tard d’une audace intacte.

Comme ce plan d’escalier, Isabel et Jack, en bas dans l’entrée, George sur le palier du premier étage, Fanny au second ! Et chacun descend, et la caméra accompagne chaque déplacement, et les violons se font de plus en plus graves, lourds, menaçants. La fin du film pue la mort, la déchéance, la fin de règne. La production a voulu atténuer l’aspect tragique, noir, en tournant une nouvelle fin, bêtement, dans un couloir bien éclairé, en total contradiction avec la progression picturale du film.

LA SPLENDEUR DES AMBERSON est aussi un film très personnel, Orson Welles y injecte beaucoup de lui-même, dans les rapports à la mère, la notion de descendance, d’héritage, rendant hommage aux créateurs, inventeurs (profession du père de Welles, sa mère était pianiste), dans la confrontation au pouvoir et à l’argent. C’est un de ses films que je préfère, visuellement aussi inventif que CITIZEN KANE, même si moins novateur puisque arrivant en second ! Parce que c’est une oeuvre défigurée, et qui malgré tout reste un des beaux films du monde.

Le sabotage de son film marquera profondément Orson Welles. En quelques mois il passe du statut de génie à paria. Tous ses autres projets sont rejetés : VOYAGE AU PAYS DE LA PEUR, IT’S ALL TRUE, un documentaire sur Louis Armstrong, et son idée de co-réaliser MONSIEUR VERDOUX avec Charlie Chaplin (qui reprendra seul le film en 1947). Il faudra attendre 1945 et LE CRIMINEL pour le revoir derrière une caméra, dans un polar intéressant, mais sage, bridé. Il reviendra en pleine forme, avec celle qui n’était déjà plus sa femme, Rita Hayworth, dans LA DAME DE SHANGAÏ en 1948.     

 THE MAGNIFICENT AMBERSONS (1941)  -  scé, réal, prod : Orson Welles
noir et blanc  -  1h25  -  format 1:1.37
La bande annonce d'époque, pas en très bon état. Si vous cherchez une version DVD, attention à choisir une version vraiment restaurée (évitez l'édition "Montparnasse", pas chère, mais très médiocre en termes d'image)



ooo

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire