samedi 3 octobre 2015

Serge BRUSSULO – Agence 13 ou "Les paradis inhabitables" : 3 thrillers – Par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude, lecture cette semaine, lassé des chroniques sur le répertoire musique classique ?
- Non ma belle Sonia, mais je suis en rupture d'Internet depuis deux semaines : pas de référence sur les artistes et compositeurs, pas de vidéos, la galère en un mot !
- Oui je vois… Serge Brussolo ? J'en ai lu quelques-uns, c'est une première dans le blog. Je me souviens avoir frissonné lors de ces lectures…
- En effet mon petit chat aux yeux bleus… Un auteur prolixe, certains parleront de roman de gare, mais son imagination et sa plume lui permettent de dépasser cette étiquette un peu péjorative…
- Oh m'sieur Claude, vous me faites rougir, mais pourquoi s'intéresser à mes yeux ?
- Parce que nous allons rencontrer un chat aux yeux jaunes… empaillé et plutôt miteux…
- Beurk !

Serge Brussolo est né comme votre chroniqueur en 1951. Il a écrit sous son vrai nom et quelques pseudos un nombre incalculable d'ouvrages dans divers genre : la SF dès l'âge de 12 ans, le polard, le fantastique technologique voire horrifique, le roman historique et l'héroïc fantaisy et même pour les enfants comme la série Peggy Sue. Il arrive difficilement à se faire éditer en début de carrière, son imagination déjantée n'étant pas encore à la mode dans les années 70. Les éditeurs Fleuve noire et Présence du futur lui donneront enfin sa chance dans les années 80. Il recevra même un prix Appolo en 1983. L'auteur est doté d'une imagination et d'une force de travail hors du commun. Un as du suspens qui n'a pas peur de plonger ses héros dans les situations les plus périlleuses qui, au fil des pages, semblent sans issues jusqu'à un dénouement surprenant. L'écriture est aérée, incisive même si elle ne peut guère se revendiquer de Flaubert…
Important : les passages horrifiques ne laissent jamais place à la complaisance. Chaque roman se révèle en nombre de pages moins ambitieux que ceux de Thilliez, Chattam ou encore Jean-Christophe Grangé, mais moins gore ou gratuitement sadique (La ligne noire). Brussolo privilégie l'humour noir même si les âmes sensibles pourront vérifier leurs verrous trois fois de suite après lecture et avant de se coucher…
           
Agence 13 se présente comme une saga, un triptyque de 3 thrillers, trois aventures chronologiques : Dortoir interdit, Ceux d'en bas et pour conclure : Le chat aux yeux jaunes, le moins palpitant, plus polard donc sans ressorts fantastiques. À ce propos, même si ces histoires de Brussolo flirtent avec l'étrange voire le surnaturel, la rationalité (enfin presque) reprend toujours habilement la main dans cette série.     
Autre particularité : pas de narrateur. L'héroïne Mickie Katz partage avec le lecteur ses aventures hautes en couleurs et en dangers. Elle se présente elle-même : une allure à la Charlotte Gainsbourg* (surtout le nez hérité de papa Serge) mais un tempérament à la Lara Croft ! Mickie Katz a été élevée par un père seul fuyant le FBI, la CIA, la NSA et les autres, du fait de son statut d'anarcho-terroriste. À l'âge où l'on pimploche des poupées Barbie, Mickie apprenait le close combat et la confection de bombes avec des produits ménagers, etc. Combats avec son père comme coach, d'où le nez cassé lors de ces joutes, cause de l'appendice nasal aquilin. Papa s'était fait la malle après avoir transformé sa fille en activiste redoutable, mais la jeune femme n'avait pas suivi ces traces et avait préféré l'architecture d'intérieur.
(*) D'après l'intéressée.
Dortoir interdit débute alors que Mickie a eu maille à partir avec la justice suite à un coup monté par sa patronne à qui elle faisait de l'ombre par son talent de décoratrice. Suspicion de vol d'objet d'art sans preuve, mais néanmoins un petit passage en tôle pour compléter sa formation de Warrior. Non-lieu, mais comme ladite patronne s'était suicidée, les rumeurs de vengeance allaient bon train… Nous sommes aux USA, Mickie pourtant innocentée, se traine des casseroles défavorables pour trouver un nouveau job ! Petit espoir : une certaine agence 13 sis à Hollywood lui propose du boulot. Pfff, Hollywood… Mickie s'imagine devoir copuler à contre cœur avec son futur boss pour gagner sa croûte… C'est dingue les a priori.
Elle se présente chez le patron de l'agence : Martin Devereaux, un gnome en Armani (dixit Mickie). La vocation de l'agence se révèle pittoresque voire glauque : redonner un peu de fraîcheur et de coquetterie, donc de bien vivre, dans des lieux déclarés maudits car théâtres de crimes atroces. Entendez par là : meurtres en série, suicides en groupe, massacres au sein d'une secte et toutes les joyeusetés qui plombent la cote à la location ou à l'achat des bâtisses ou propriétés. Pas de fantômes, mais une refroidissante réputation aux yeux de l'acquéreur potentiel… Pas folichon ce taf, mais des contrats juteux, un salaire correct. Mickie n'a peur de rien, donc elle accepte.
Décor planté dans les chapitres liminaires et première mission : relooker un vieux bunker du Nevada abandonné par l'armée à la fin de la guerre froide, après une expérimentation qui a mal tourné. Au moment où l'Amérique vit dans la terreur des bombes russes, les A, les H, comme l'explique si bien Noël Roquevert dans Les Barbouzes, une bonne centaine de militaires a été sélectionnée pour une expérience survie dans ledit bunker, pour trois ans sans contact extérieur. Quelques semaines plus tard, stop ! Car tous les cobayes se sont entretués jusqu'au cannibalisme ! Une maigre poignée de survivants dont seuls deux sont encore en vie et nonagénaires. Pourquoi ce drame ? Blackout complet ! Cela ne décourage pas Tobbey Zufrau-Clarckson, magnat du pétrole, qui projette de s'y installer douillettement avec sa famille, des guerriers et des "reproductrices". Durée : plusieurs générations. Il est persuadé que l'apocalypse nucléaire est imminente. Mouais ! Le client est roi… Mickie doit rétablir un écosystème chaleureux dans les souterrains.
Un brin halluciné le Tobbey qui se prend également pour la réincarnation de son grand père, héros de la guerre de sécession. Un héros mort lors d'un carnage, et dont l'âme chercherait à se venger depuis 1862, faute d'une sépulture décente, la glaise n'ayant jamais rendu le corps. Tobbey en rêve tellement de son aïeul qu'il se réveille certains matins avec les stigmates des blessures subies à l'époque. La phase suivante : tête coupée (difficile à soigner). Mickie sympathise avec Evita, une medium (un peu arnaqueuse) chargée de trouver la dépouille pour inhumer avec classe feu le guerrier et stopper la malédiction. Ça urge donc… elle trouve les ossements, lesquels ? Peu importe, le Boss met la pression, alors un os ou un autre…
L'opération survie dans le Bunker peut commencer. Tobbey a tout prévu. Il dispose d'une armée d'ancien GI, des machines à tuer qui s'entrainent à balles réelles. Sa femme, Jenny, est encore plus fanatisée et offre chacune de ses filles comme récompense au soudard le plus méritant de la "promo" lorsque chaque gamine atteint 16 ans. Le gentil couple retournant vivre à l'âge de pierre dans les montagnes. Le tour de Sarah Jane approche, une ado étrange qui prétend qu'il existe des survivants de l'expérience des années 50 dans un lieu "interdit" du bunker… Il ne manque pas d'imagination Brussolo pour compliquer l'affaire. Pratiquement prises en otages, Mickie et Evita doivent subir l'entraînement et seraient "fortement" les bienvenues pour devenir des "reproductrices". Pour temporiser, Mickie prépare un projet et un devis.
L'histoire tourne au cauchemar quand toute la famille Zufrau-Clarckson est retrouvée massacrée, sauf Sarah Jane qui a fui. Par qui et pourquoi ? Et quel lendemain pour le projet ? Serge Brussolo entraîne son héroïne dans une course poursuite pour retrouver Sarah Jane unique héritière de l'empire Zufrau-Clarckson. Une seconde partie nous montre une Mickie issue d'une BD Marvel quitter sa tâche d'humaniser le bunker et partir à la recherche de la jeune fille à travers mille dangers et fausses pistes jusqu'à une conclusion très inattendue. Martin Devereaux se fiche de ces contretemps et des conditions de travail… il a été payé d'avance !!! palpitant !
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Après le cagnard du Nevada et le béton souterrain, Martin Devereaux envoie Mickie en mission dans la fraîcheur montagnarde du Montana. Enfin, elle va plutôt claquer des dents dans une vallée isolée baignée par un lac glacial. L'accueil aussi est réfrigérant. La ville est aussi gaie qu'un Innsmouth ou un Durnwich des nouvelles horrifiques de H.P. Lovecraft. Monsieur le maire Norman Pitman qui règne en tyran sur son troupeau a l'idée de créer une station de loisirs, un Luna-park, d'où le recours à Mickie qui apprend rapidement que la jeune femme qui l'a précédé dans le job s'est suicidée par noyade dans le Lac Encounteur, "Le lac de la rencontre". Tu parles d'une rencontre : celle entre les colons blancs avides de terre et d'or et des indiens. Au XIXème siècle, l'arrière-grand-père du maire a vendu des couvertures contaminées par la variole aux indiens qui furent ainsi décimés jusqu'au dernier en quelques semaines. L'exploitation de l'or a alors fait rage jusqu'au dynamitage de trop qui a noyé la mine et créé le lac…
Il y a bien des squelettes dans les placards, et pas uniquement ceux des indiens. La superstition rôde, bien alimentée il faut dire par des volées de flèches qui s'abattent de temps à autres sur la ville, faisant quelques victimes éparses. Une idée à la con, mais de qui ? Vous imaginez la suite : les mystères, la lâcheté mal assumée depuis deux siècles. Il y a aussi la réserve d'or engloutie par le lac, donc des convoitises qui conduisent souvent à la mort. Mickie expérimentera le risque en scaphandre dans de l'eau à 0,5° ! Les hypothèses sur les jets de flèches mettent en scène au choix : des survivants des indiens exterminés, ou alors ceux de la mine à qui l'on n'a pas porté le secours attendu lors de la catastrophe… Vivent-ils toujours sous terre, "ceux d'en bas", dont il ne vaut mieux pas parler ?  Mickie découvrira la réalité en étant enlevée pour devenir… une esclave sexuelle destinée à pondre des rejetons dans une antre que n'aurait pas reniée H.G. Wells… Ça devient une malédiction récurrente pour notre héroïne qui ne veut ni mari ni gosse…
On tangente en permanence un univers fantastique mais, dans cet amusant délire, l'auteur revient les pieds sur terre, et nous avec, par des artifices cartésiens, même si ils sont un tantinet tirés par les cheveux. À la fin du second tome, une certitude se fait jour : je n'ai jamais lu un roman à la trame aussi insolite. Brussolo apparaît comme l'opposé d'un Coben qui nous ressert, dans 7 livres sur 10, l'affaire de la disparition de l'ado, de la veuve ou de l'orphelin. La réputation de notre écrivain s'est bâtie sur une imagination féconde, je confirme. Bien sûr, Mickie sauvera sa peau grâce à un vieil indien, un peu ermite et ambigu, nommé Trois Griffes, qui l'accompagne depuis son arrivée dans cette vallée sinistre où je déconseille les randos et les bivouacs…
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Le Chat aux yeux jaunes est un félin taxidermisé. Un matou qui était un ex rescapé d'un incendie sur un plateau de télé, une horreur mal empaillée. Reprenons depuis le début. Mickie a supporté la canicule du Nevada, l'humidité polaire du Montana, le risque de remporter par deux fois le prix Cognacq-Jay* avec des étalons moyennement câlins…  Martin Devereaux lui propose (impose) de changer de registre. Mickie doit se rendre dans une étrange maison de retraite fondée par Peggy McFloyd, une star des débuts de la TV où elle incarnait la Première Dame dans un sitcom parodique très suivi par les américains basiques de l'époque Kennedy.
Quelques décennies auparavant, Peggy a été vitriolée par une femme laide et jalouse de la beauté de l'actrice. Un chirurgien un peu fou mais soi-disant talentueux a pu, au prix de greffes et de mois de souffrance, lui redonner bonne allure. Le job de Mickie : créer des décors, car pour tuer le temps dans cet hospice, tous les anciens de la série (souvent tombés dans le ruisseau une fois leur gloire passée), ont été recueillis par Peggy pour continuer de tourner la série pour le plaisir !!! Ok, c'est mieux que de vivoter d'expédients, même si il faut porter des masques en latex cachant les outrages du temps et autres singeries. En un mot, une retraite pathétique, et quelle dépendance vis-à-vis de cette vieille star excentrique qui vit cloîtrée à près de 80 ans avec son horrible chat moisi !!!
Mickie s'aperçoit assez vite de l'ambiance anxiogène des lieux et, curieuse comme à son habitude, démarre un complément d'enquête. Ainsi la vitrioleuse est devenue vendeuse dans une supérette après avoir purgé une peine de prison étrangement courte, et mène grand train de vie secrètement. Ça pue le chantage, une supposition qui devient une certitude quand on la retrouve à son tour morte et vitriolée ! Pour enfoncer le clou, Peggy exige que Mickie joue son rôle dans un épisode et, sans son entrainement de commando, la jeune décoratrice aurait pris sa dose d'acide sulfurique pendant le tournage. Coup monté ? Certainement mais pourquoi ? Le ou la coupable s'est enfui. Qui est vraiment Peggy ? Je n'en dis pas plus…
Ce troisième roman se démarque des fausses pistes fantastiques des deux premiers opus. Mickie devient détective dans le milieu pourri des anciens d'Hollywood : les producteurs véreux, les acteurs médiocres et fats. Brussolo égratigne avec fougue le monde de l'apparence de la TV et des coups bas. Ça se lit facilement mais la trame se révèle moins fantasque que celles des deux premiers romans. Mais j'insiste : un scénario pareil, quand on avance dans l'intrigue, il fallait y penser…
(*) Prix créé par les fondateurs des magasins La Samaritaine au XIXème siècle et récompensant des mères de familles ayant eu 10 gosses ou plus…


Dortoir interdit & Ceux d'en bas

Le chat aux yeux jaunes

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