samedi 21 novembre 2015

Joaquin RODRIGO - Concerto Serenade pour harpe - Nicanor ZABALETA - par Claude Toon



- Tiens M'sieur Claude, de la harpe, ce n'est pas souvent… Un instrument pour damoiselle en corset dans un salon… hi hi hi… Heu, C'est le Rodrigo du concerto d'Aranjuez ?
- La harpe est l'un des plus vieux instruments de l'histoire Sonia, avec le tambour… Oui, Rodrigo a aussi écrit des concertos qui ne font pas appel à des guitares…
- Le harpiste sur la photo a l'air bien sérieux, pourtant la musique que j'entends est très fantaisiste…
- Nicanor Zabaleta était un ami de Rodrigo et ce concerto très enjoué lui est dédié… La musique de Rodrigo reste toujours très vivante… Le harpiste se concentre tout simplement…
- Tiens je vois dans l'index que vous avez aussi commenté un concerto pour flûte interprétée par la jolie Sharon Bezaly…
- En effet, un concerto dit "pastorale" (tout un programme de légèreté)  écrit pour le célèbre flûtiste James Galway… C'est bien mon petit, je vois que vous suivez…

Nicanor Zabaleta (1907-1993)
Sonia souligne deux aspects essentiels de cette chronique : la harpe, un instrument capricieux, trop souvent relégué à jouer des arpèges cristallins dans l'orchestre, et l'intérêt de Rodrigo pour l'écriture de concertos mettant en scène des instruments autres que les incontournables pianos, violons et violoncelles. Des œuvres d'une grande fraicheur aux orchestrations raffinées, colorées et qui n'écrasent jamais le soliste.
Parlons CD. Il existait un double album consacré à Nicanor Zabaleta intitulé asse stupidement "la harpe du siècle" chez Dgg. Oui, titre trompeur, car le programme proposait un florilège de divers concertos de Haendel à Rodrigo en passant par le très connu concerto de Boieldieu et plein de compositeurs divers, soit 3 siècles, du baroque au contemporain, et non pas un. Hélas cet album a été retiré du catalogue officiel pour l'instant. (Merci aux sites d'occasion qui proposent de nombreux exemplaires à prix doux.)
Par contre, voici une belle intégrale en deux CD des œuvres concertantes du compositeur espagnol avec la quasi-totalité de ses compositions pour le genre : 1 pour flûte par Patrick Gallois, 4 pour guitare(s) avec Narciso Yepes ou la famille Romero et enfin 1 pour harpe, sujet du jour. Que du beau monde, vous en conviendrez, comme dirait Vincent…
Deux articles ayant déjà été consacré à Joaquin Rodrigo (1901-1999- Clic), je ne reviens pas en détail sur la carrière de ce compositeur espagnol non voyant et très populaire grâce au concerto de Aranjuez écrit en 1939 et adapté avec plus ou moins de bonheur par des chanteurs de variétés ou même de Rock ou de jazz (Aranjuez mon amour susurré en mode slow par Richard Antony permettait d'emballer les filles l'été 1967 (Clic), un texte totalement hors sujet de Guy Bontempelli – évoquant la guerre d'Espagne - mais plutôt bien écrit et émouvant pour cette époque yéyé).

Joaquin Rodrigo
Des mauvaises langues ont parfois taxé Rodrigo de compositeur du passé au style postclassique, postromantique, post-Dieu-sait-quoi. C'est absurde. Si l'homme reste attaché à un intimisme baroque, à un style facile d'écoute et tonal à l'heure du dodécaphonisme, son écriture se veut moderne. Entendez par-là : une orchestration rutilante, une distance marquée par rapport à la forme sonate traditionnelle et le recours généreux à des dissonances et sonorités étranges de notre temps. Des choix très marqués dans ce concerto pour harpe, un savoureux paradoxe pour un instrument qui évoque le siècle des lumières.
Et bien détrompez-vous, la harpe n'est pas l'instrument dont jouait à la lueur des chandelles la petite dernière héritière d'une noblesse en bout de course. L'exercice permettant à la donzelle de trouver un coquin assez lettré et peu regardant sur le montant de la dote, et lui évitant ainsi le couvent. Mais de quoi je parle ? Je persifle. Revenons à la musique. Petite histoire de la harpe :
La lyre d'Orphée nous fait remonter à l'antiquité grecque. Au cours des millénaires, on a décliné l'instrument de manière simple (harpe celtique) jusqu'à des créations ultra sophistiquées à partir du siècle des lumières. Non, une harpe moderne n'est pas qu'une alignée de cordes. Il existe sept pédales (une par note de la gamme) qui, par un jeu compliqué de tiges planquées dans la colonne et de biellettes appuyant sur les cordes, permet de parcourir toutes les gammes chromatiques, de jouer les altérations (♭ ♯) comme sur un piano. Comme je l'écrivais plus haut, ce mécanisme complexe rend l'instrument très riche en termes de sonorités, mais capricieux au niveau de l'accordage. Comme aimait le répéter la charmante et facétieuse harpiste Lily Laskine (1893-1988) : "Une harpiste passe une heure à accorder sa harpe et une heure à jouer faux"…
Le répertoire pour la harpe est riche de concertos et de pièces pour musique de chambre. Quelques auteurs français : Gossec, Saint-Saëns, Debussy, Roussel et bien d'autres moins connus…
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Contrairement aux pianistes, violonistes ou chefs d'orchestre, les harpistes ne se hissent guère au hit-parade des musiciens classiques. Citons quelques célébrités : Annie Challan, Lily Laskine, Xavier de Maistre, Harpo Marx, Christina Pluhar, Pierre Jamet et bien entendu Nicanor Zabaleta.
Né à San Sebastián en 1907, le jeune Nicanor se voit offrir une harpe par son père pour ses 7 ans. Cadeau insolite dans un pays ou tous las garçons grattouillent avec plus ou moins de talent une guitare flamenco… Il suivra ses premiers cours à Madrid avant de partir se perfectionner au Conservatoire supérieur de Paris. Il va connaître une carrière de soliste et de pédagogue internationale. Si son répertoire se centre sur l'époque baroque et classique, il n'hésite pas à se plonger dans un univers plus moderne grâce à des compositions écrites à son intention par des compositeurs de renom comme : le français Darius Milhaud, le brésilien Heitor Villa-Lobos, l'américain Walter Piston, l'autrichien Ernst Křenek et son compatriote Joaquín Rodrigo.
Sa discographie est abondante, ce qui est rarement le cas pour ses confrères et consœurs. Il jouera jusqu'à l'âge avancé de 85 ans. Il meurt un an plus tard en 1993 à Porto Rico où il avait rencontré son épouse en 1950.
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F-Luis-Mora (1874-1940) : Jardin-Espagnol
Le concerto sérénade pour harpe est une commande de Zabaleta à Rodrigo de 1952. La création a lieu en 1956, le harpiste étant accompagné par Paul Kletski (un chef d'origine polonaise de génie, spécialiste avant l'heure de Mahler et qui devra fuir successivement Hitler, Staline, Mussolini, pour trouver enfin la paix en Suisse). On en reparlera.
D'organisation classique, l'ouvrage comporte 3 mouvements. L'orchestration est rutilante mais évite la surcharge. L'enregistrement date de 1960, un vinyle qui comportait aussi le concerto de Boieldieu. L'Orchestre Radio Symphonique de Berlin était dirigé par Ernst Märzendorfer (1921-2009), un spécialiste autrichien de Haydn, des opéras de Wagner et R. Strauss, et qui à l'évidence pétrolait aux amphétamines ou équivalents lors de l'enregistrement !

1 - Estudiantina (allegro ma non troppo) : Avec cette curieuse indication de tempo et de style, Rodrigo ne peut être plus clair : jeunesse, badineries entre étudiants… Quelques mesures rythmées et radieuses à la clarinette et aux violons  introduisent le thème principal joué par la harpe : une folie facétieuse de notes. Le thème semble évoquer, comme l'indique la partition, une course-poursuite ludique entre une jolie étudiante espagnole et quelques chenapans bien intentionnés (heureusement). L'Espagne, le pays de la sensualité torride. Ce thème est repris avec vigueur par la flûte à laquelle répond des traits agrestes de la trompette (autre instrument typiquement latino). Vous imaginez un western américano-mexicain sans trompette ? Le tempo est soutenu. Ernst Märzendorfer met en avant chaque détail piquant de l'orchestration feu follet de Rodrigo. Nicanor Zabaleta fait preuve d'une alacrité jubilatoire, notamment par une précision du phrasé hors du commun et qui fait merveille par un subtil staccato indispensable pour souligner les diableries sonores de cette sarabande sonore. Forme sonate ? Oui, certes, des réexpositions des thèmes, mais surtout d'infinies et guillerettes, pour ne pas dire malicieuses, variations de dialogues des bois entre eux et avec la harpe. On retrouve le gout de Rodrigo pour les orchestrations concertantes qui apportent ce charme aux accentuations bien ibériques des coloris sonores dans ses partitions. Simplement : l'une des pages à la fois des plus élaborées et rigolardes du compositeur espagnol…

Bruno Gaulin (Fête espagnole)
2 - Intermezzo con aria : La harpe entonne le début de cet intermezzo en forme d'adagio. La musique de Rodrigo n'adopte jamais de ton dramatique. Associer la terreur du tableau Guernica de Picasso au mouvement lent du concerto d'Aranjuez, mélancolique voire pathétique, sera démenti par le compositeur. L'évocation des douceurs d'une nuit de noces et les élans amoureux étaient les sources d'inspiration… On est loin des affres de la guerre !
Pour ce mouvement : même remarque. L'introduction élégiaque nous renvoie vers l'époque baroque des sonates de Scarlatti. Le violoncelle et le hautbois poursuivent la mélodie avec une seconde idée : une mélopée nocturne dans la moiteur de l'été. Un voluptueux moment dans les jardins de Grenade ou tout autre lieu de médiation sous les étoiles. Un intermède central aux cordes et flûte redonnent une nouvelle vigueur juvénile au morceau. On retrouve ensuite les jeux de chassé-croisé caractéristique de l'allegro initial. Une romance avec dominante de flûte accompagne le jeu délicat de la harpe. Comme dans le premier mouvement, Rodrigo dresse une ambiance étrange en utilisant chromatisme et dissonances marquées. Une composition de notre temps, comme je l'écrivais plus haut. Rodrigo et Ernst Märzendorfer ont prévu un orchestre d'effectif réduit. On n'imagine absolument pas cette musique aérienne interprétée par un grand orchestre romantique avec un océan de cordes. Darius Milhaud ou Villa-Lobos ne sont pas loin. Le compositeur adopte une formation variée et restreinte typique des courants orchestraux en vogue depuis le début de l'ère moderne et des années 20. Sinon, la harpe, comme la guitare, contrairement à un piano Steinway serait noyée dans une masse de 80 musiciens !

3 - Sarao (allegro deciso) : "Sarao" est un mot espagnol populaire signifiant "faire la teuf" si je puis me permettre cette traduction triviale, mais c'est vraiment l'idée… Le final commence par une mélodie échevelée de la harpe qui bataille avec les appels lointains des cors. La partition de la harpe est à la fois d'une difficulté et d'une élégance inouïes. L'introduction se prolonge par un second thème saccadé et empressé joué aux cordes. Le climat général, festif, rappelle sans aucun doute la réjouissance conclusive des concertos pour guitare(s) du compositeur. Le soliste et le chef équilibrent avec talent ce chahut musical… Les bois entonnent des motifs dissonants (quasi discordants) sarcastiques. Rodrigo met de nouveau en scène les jeunes étudiants diablotins…
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Je ne connais aucune autre interprétation qui concurrence nettement cette version. Catherine Michel et Antonio de Almeida ont enregistré le concerto de Rodrigo pour Philips dans les années 70 "Favourit Harp Concertos". C'est sec, trop rapide (ma non troppo suggère un peu de retenue), à la limite fouillis et un peu gras. La prise de son est râpeuse (micro trop près de la harpe). C'est néanmoins loin d'être à rejeter en bloc par les mélomanes sensibles au charme de la harpe, car cette gravure figure dans un florilège signé Philips dans laquelle se côtoient de belles pièces : concertos de Boieldieu, Mozart, Villa-Lobos, Haendel. Un album agréable en attendant le retour de l'anthologie de Zabaleta. (Philips – 3/6)
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L'intégrale du disque de Nicanor Zabaleta en trois vidéos qui s'enchaînent automatiquement. Le son repiqué à partir d'un vinyle reste correct malgré quelques crépitements et un soupçon d'acidité (Le CD est parfait).


5 commentaires:

  1. Nicanor Zabaleta pour moi reste lié au concerto pour harpe et orchestre en ut majeur de Boieldieu (Rien à voir avec Boëldieu joué par Pierre Fresnay dans "La grande illusion") et à celui du concert- sérénade de Rodrigo sur un album chez DDG dans les années 60. Enregistrement passé de date je l'avoue, mais que je trouve quand même meilleur que celui de Marielle Nordmann. Evidemment je ne pourrais pas faire une comparaison avec Lily Laskine....On ne touche pas aux étoiles. Sinon, j'ai été voir le catalogue de ses oeuvre et je suis impressionné par la quantité.

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  2. Lily Laskine n'a jamais à ma connaissance enregistré ce concerto de Rodrigo. Par contre il existe un coffret d'une douzaine de CD de ces gravures pour Erato : concertos, sonates, etc. Que du très bon pour moins de 30 €.
    Le CD est techniquement très bon en CD, la vidéo que je propose laisse un peu à désirer, c'est un fait :o)

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  3. Harpo Marx ?? C'est une blague ou quoi ? Un intrus pour contrôler si l'on suit ?
    J'ai toujours cru qu'il ne faisait que mimer.

    Quant à Lily Laskine, on avait ce coffret d'Erato (12 CD ? ou un peu moins ?) qui a mystérieusement disparu... (Faut pas habiter près des cimetières...)

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    1. Et non Bruno, Harpo Marx (d'où ce prénom de scène) était vraiment un excellent harpiste...

      Petite vidéo où il interprète avec subtilité une transcription d'une rapsodie de Liszt avec quelques gag en prime
      https://www.youtube.com/watch?v=GArbUV_yv2k

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    2. Il était aussi un excellent pianiste

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