vendredi 11 décembre 2015

LE FILS DE SAUL de Làszlò Nemes (2015) par Luc B.


J’ai rarement assisté à un premier plan séquence aussi saisissant, au sens où le réalisateur vous saisit littéralement, sans prévenir, pour vous jeter dans les flammes de l'enfer. On devine un coin de campagne - car l’image est floue - verte, boisée, presque bucolique. Et puis arrive de l’arrière-plan une silhouette, Saul, qui vient vers nous. La caméra fait le point sur lui. Et ne le quittera plus. 

Saul est un juif hongrois, déporté, sonderkommando dans le camp d’Auschwitz. Il s’occupe d’acheminer les déportés aux vestiaires, les déshabiller, et les conduire à la douche, avec la promesse d’un bon thé chaud à la sortie. Un convoi arrive. Saul a du boulot. Un boulot dégueulasse, mais qu'il faut faire le mieux possible sous peine d'être éliminé. Et sans poser de question, les yeux baissés pour ne surtout pas croiser un regard. On colle Saul au plus près. Et si l’image autour est floue, rien ne nous échappe de l’horreur qui se déroule derrière. On suit chaque étape, quasiment sans dialogue, mais dans un boucan effrayant, gémissements, claquements, bruits de bottes, de voix, de lamentations. C'est la seule bande son, il n'y a pas de musique.
Làszlò Nemes oppose l'implacable et effrayante logistique des sonderkommando, et la confusion la plus totale qui règne chez les déportés. Après avoir "traité" le premier groupe, il faut vite trier les vêtements, et tout remettre à neuf pour les suivants, nettoyer, asperger, frotter, supprimer les traces. Mais dans un coin de la chambre à gaz, on entend une respiration rauque. Un gamin respire encore. La règle veut qu’il soit autopsié par les médecins nazis. Qui l’étouffent. Saul pense reconnaitre son fils, décide de le soustraire aux charcuteurs, pour l’enterrer dignement, avec la bénédiction d’un rabbin.
Après cette première séquence éprouvante, Làszlò Nemes démarre son intrigue, comme pour nous occuper l’esprit ailleurs. Car LE FILS DE SAUL possède une intrigue. Trouver un rabbin à Auschwitz… Très vite apparaissent les ingrédients classiques des films de prison. Dans ce contexte-là, ça surprend un peu. Nemes raconte la machine de destruction en masse, aussi bien que la violence des kapos, la corruption, les trafics, les clans, les réseaux… Et le chaos, la confusion, la méfiance, la peur, d’être désigné au hasard et jeté au feu. Saul aura la vie sauve plusieurs fois, par chance, hasard, ou par ruse.
On remarque, après coup, en y repensant,  que rien de ce qui est entrepris dans le film ne réussit. Tout est voué à l’échec. Ce qui n’empêche pas Saul d’y retourner, insister. Se mêle à ça un réseau de SK qui organise une révolte. Saul se voit confier des missions, récupérer de la poudre aux bâtiments des femmes, aider un prisonnier chargé de prendre clandestinement des photos. Il essaie de concilier sa quête personnelle et la cause du mouvement. On peut presque penser parfois à LA GRANDE EVASION (ça parait trivial, mais c’est vrai, dans la détermination aveugle de Steve McQueen), mâtiné de LES FILS DE L’HOMME ou FULL METAL JACKET, dans cette manière de coller au personnage, d’être derrière, dans une succession de très longs plans (qui peut évoquer le parti-pris de Gaspard Noé dans UNDER THE VOID).
Làszlò Nemes nous ramène à la triste réalité du lieu, notamment sur la séquence apocalyptique du massacre par balles. Les nazis ne sont pas filmés comme les "méchants" (d'ailleurs je reproche la scène dans la salle d'autopsie avec le nazis rigolards). Il n’y a pas les "bons" contre les "méchants". Nulle trace d’héroïsme, de colère,  de tristesse, ni de pathos, de mélo. On se rend compte au bout d'un moment qu'il n'y a aucun sentiment déchiffrable (la rencontre avec la jeune femme). Ni d’amitié entre les hommes pourtant voués au même sort. Juste de l’intérêt, une détermination à survivre. Et pour Saul, d’aller au bout de son idée folle.
LE FILS DE SAUL est un film de pure mise en scène. Saul est comme une caméra embarquée. Si on assiste à une scène, c'est que Saul en est soit acteur soit témoin. Et à l’image, ça crée une tension palpable, d’autant que les plans sont longs, comme celui de la traversée de la rivière. C’est une vraie idée de cinéma, qui guide tout le film. Cette immersion est renforcée par le format du film, 1:1.37. Le 4/3 des vieilles télés. Donc pas de plan large. Pas de perspective. Pas de fuite possible.
C’est un premier film qui démontre une maîtrise formelle incroyable. Une manière de filmer ce que d’autres avaient essayé, chacun dans son genre. Spielberg usait de l’esthétique du Film Noir et détournait le sujet en célébrant un "juste", Benigni ou Mihaileanu ("Train de vie") donnaient dans la comédie, la fable, Alain Resnais faisait du montage d'archives, Lanzmann réalisait de longs entretiens.

Làszlò Nemes fait de la fiction, mais n'use pas de métaphore. Il installe ses caméras au coeur de cette machine de destruction, ce que personne n'avait osé. Il ne montre pas des survivants, mais des gens qui meurent. Il nous immerge dans l’enfer des crématoires avec un réalisme saisissant, intelligemment tenu à l’écart du voyeurisme par ses choix : le flou, le hors-champ, la bande son. On s’interroge sur la fin que peut comporter un tel film, le réalisateur trouve la réponse parfaite. Le hors-champs, encore, et la campagne verdoyante...
Nemes a écrit son scénario à partir de témoignages écrits des sonderkommando, planqués, et retrouvés à la LIbération.


La bande annonce – une fois de plus – trahit totalement l’idée du film, en saucissonnant les séquences, saupoudrées de musique anxiogène pour la circonstance, alors que le film n'en contient pas. Bande annonce d'autant plus indécente, qu'elle floute volontairement les corps nus entraperçus. J'imagine les discussions chez Youtube : Vous pouvez filmer les camps de la mort et son cortège de cadavres, mais pitié, qu'on ne croise pas une paire de fesses ! Ecœurant... 


LE FILS DE SAUL (2015)
couleur  -  1h45  -  1:37 / filmé en pellicule 35 mm



000

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire