samedi 2 janvier 2016

ZHU XIAO-MEI – La rivière et son secret (2007) - Par Claude Toon


Des bagnes de Mao à Bach – épisode 1


- Mais M'sieur Claude, quand je suis passée hier, vous commenciez un article sur le Clavier bien tempéré de Bach interprété par cette dame !?
- Oui Sonia, je pensais parler de la destinée hors du commun de Zhu Xiao-Mei en utilisant son livre pour dresser une simple biographie de l'artiste…
- Et vous avez pensé que M'sieurs Luc et Rockin trouveraient votre article trop long…
- Non, Luc et Rockin n'organisent pas des séances quotidiennes de dénonciation et autocritique maoïstes. Mais l'hallucinant récit de l'artiste mérite un article unique.
- Ah ce point là ?
- Oui, bien plus qu'un récit à la première personne, ce document témoigne de la folie gagnant tout un peuple, et ainsi je pourrai parler de Bach en centrant le sujet sur l'œuvre dans un autre billet.  

J'avoue ne pas trop savoir comment partager mes émotions à la fin de la lecture de cette autobiographie poignante. Un simple résumé scolaire ne refléterait qu'une infime dimension du témoignage sur les terribles événements vécus par la pianiste chinoise, la pianiste mais aussi la fillette, l'adolescente et la femme. Attention à ne pas se laisser influencer par mon dialogue avec Sonia. Zhu Xiao-Mei n'a pas connu un avant et un après "révolution culturelle" idylliques, loin de là. Son existence a été un combat permanent. Si son parcours débute avec sa naissance en chine en 1949 à la fin de la guerre civile - ses années les plus douloureuses coïncidant avec le chaos maoïste - Zhu Xiao-Mei va se battre pendant 60 ans avec courage, même en occident, contre moult embûches pour pouvoir vivre son art et son amour pour la musique, et pas uniquement celle de Bach.
Mao Zedong et son épouse diabolique Jiang Qing
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Certes avec le recul, Zhu Xiao-Mei dresse un bilan terrifiant du régime maoïste, mais avec objectivité, s'étant laissée piéger elle-même en partie par le système.
En 1949, la chine sort d'une longue guerre contre le Japon puis d'une autre guerre civile entre communistes maoïstes et nationalistes dirigés par Tchang Kaï-Chek réfugié à Taiwan. Le père de Xiao-Mei est médecin et son épouse, lettrée et artiste, possède même un piano. Ce sont donc des bourgeois intellectuels, des chushen buhao ou "êtres de mauvaise origine" dans la rhétorique du Grand Timonier. Par ailleurs, la famille n'a pas de fils mais cinq filles, une malédiction dans une chine qui sort d'une dictature féodale pour entrer dans une tyrannie marxiste. Cette situation va conduire la famille de Xiao-Mei vers l'enfer par étapes. Départ de Shanghai pour Pékin alors que la petite fille n'a que trois ans. Le décor pour la terreur ubuesque est en place.
En 1957, Mao lance l'opération "les cents fleurs" à laquelle la famille de Xiao-Mei, prudente et méfiante, ne prend pas part. Mao invite les chinois à exprimer leurs doléances sur l'état anarchique de le Chine Populaire naissante. Beaucoup y croient, s'expriment, écrivent… Autant acheter la corde pour se prendre. Ainsi auto-identifiés, les contestataires paieront le prix fort. Même Brejnev trouvera le procédé cynique, c'est tout dire.
1955-1960 : c'est le "grand bond en avant". Depuis l'accession au pouvoir, Mao est de plus en plus contesté, la Chine vit au jour le jour. Idée stupide propre aux grands dictateurs : vider les campagnes d'un grand nombre de paysans pour doper l'industrie. Conclusion : les cultures pourrissent faute de main d'œuvre, l'industrie ne décolle pas avec des ouvriers non qualifiés. La famine sévit pendant cinq ans et fait 20 millions de morts environ.
Pendant cette période, Xiao-Mei a découvert le piano grâce à sa mère qui lui joue Schumann, sans doute le compositeur le plus redoutable à saisir par la culture chinoise. La petite semble douée. On l'inscrit dans un conservatoire. Un jeune professeur, Maître Pan, formé à l'école russe, lui enseigne les fondamentaux. On analyse la partition, on l'apprend par cœur, on la joue avec tout son corps et avec esprit, mais sans trahir le compositeur. Xiao-Mei découvre Chopin, Mozart (le 23ème concerto commenté il y a quelques semaines), et même Liszt malgré ses petites mains. Mais les chinois ont des mains très souples…
Je donne ici quelques repères : lire le récit de la pianiste est essentiel pour découvrir les mille rouages d'un univers où tout est surveillé, où les cours peuvent se mêler aux premières séances de dénonciation et d'autocritique. Xiao-Mei, fille de chushen buhao ne peut pas être une bonne révolutionnaire, concept étrangement eugénique ; sauf à renier ses parents. Xiao-Mei sera dénoncée comme ayant tenté de se suicider. (Elle prenait simplement le frais avec d'autres ados sur un toit en regardant les étoiles, oui mais c'est interdit !) On l'enferme pour rédiger son autocritique. Maître Pan l'abandonne, non par lâcheté, mais parce que le système l'a déjà perverti. Serait-il persuadé qu'il ne peut ou ne doit pas enseigner à une chushen buhao ? Le pire est à venir…


Duo de piano clandestin en 1973...
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1966 : critiqué pour son échec, Mao endoctrine des étudiants pour le soutenir dans la création de la Chine nouvelle totalement opposée à l'occident (des jeunes, futurs gardes rouges, qui n'ont aucun repère critique extérieur). Il lance la "Révolution culturelle". Tout ce qui vient d'occident est banni : les arts, les lettres, les objets et tous les concepts économiques ou sociaux. En un mot, un bon révolutionnaire doit pouvoir mourir pour Mao Zedong et tuer si nécessaire. Vous avez tous entendu ou lu des récits des autodafés et exécutions qui donnent le vertige. Retrouvons Xiao-Mei.
Jian Qing, Mme Mao, se charge de la rééducation culturelle, à savoir : on brule les livres et les partitions. Les professeurs sont humiliés, frappés voire assassinés. Le conservatoire est un champ de ruines où s'agitent des étudiants désœuvrés ou endoctrinés. On rédige des Dazibao, des critiques haineuses placardées partout, jusque sur la porte des Zhu, les chushen buhao. Jian Qing invente les camps ruraux de rééducation. Saut dans le temps. En 1968, Xiao-Mei part pour quelques mois planter des choux, du riz. Elle semble heureuse de pouvoir découvrir les courageux prolétaires. Il y a des photos émouvantes en milieu de volume. L'une d'elle montre Xiao-Mei souriante sur un cheval arrivant dans son premier camp, imaginant trouver une auberge de jeunesse en un peu plus rude ! Elle va rester cinq ans dans un univers concentrationnaire…
Or, un camp de rééducation, comme tout bagne, peut se décrire par une suite de mots-clés : faim, malnutrition, travail harassant, maladie avec soins à minima, froid, peur et bien entendu pour Xiao-Mei : lecture du petit livre rouge, dénonciation et autocritique journalière, en boucle, encore et encore. Mais à la persuasion de devenir une révolutionnaire succède le doute semé par l'absurdité, la prise de conscience. Et puis la privation de musique est le Crève-cœur qui sera la révélation… Xiao-Mei s'échappera deux fois pour voir sa mère. Des autocritiques et quelques mois de détention de plus. Xiao-Mei trouvera un accordéon pour jouer du Chopin transposé… Plus fort, imaginative et opiniâtre, elle ferra envoyer en secret par sa mère son piano au camp de Zhangjiako perdu en Mongolie. Un petit groupe de résistance musicale s'organise (photo de 1973). En 1969, Mao a mis un frein à la folie de Madame. Xiao-Mei pourra parfois sortir du camp pour jouer uniquement des Yanbangxi, pièces et opéras patriotiques au sujet convenu, mais curieusement bien composés, comme "Le détachement féminin rouge", tout un programme !

Gabriel Chodos de nos jour
Zhu Xiao-Mei n'analyse pas politiquement parlant. Elle évoque comment Mao et sa clique cannibalisent à eux seuls un peuple. La révolution culturelle détruit les corps et vole les âmes. La victime perd tout respect envers elle-même et envers les autres. L'empathie devient un acte contre-révolutionnaire et petit bourgeois. Ailleurs, des prisonniers pratiqueront le cannibalisme dans des camps similaires aux goulags staliniens. Plutôt que l'horreur, elle préfère nous raconter ses amitiés secrètes, la complicité avec sa mère… 
Les années vont passer, le pays se détendreZhu Xiao-Mei a pris beaucoup de retard dans sa formation de pianiste. Elle n'a pas de poste ni d'espoir de carrière. Elle va assister, en se glissant dans le public avec un faux billet à un concert de l'Orchestre de Philadelphie dirigé par le maestro Eugene Ormandy, une révélation. Elle décide de partir en occident. Un mirage, mais qui ne deviendra pas un miracle immédiat. Ô non…

Enfin l'autorisation de sortir de Chine est obtenue malgré les tracasseries de l'ambassade américaine. Xiao-Mei n'a plus peur de rien, rendez-vous avec l'ambassadeur US qui lui donne l'ultime sésame-visa. Départ de Pékin pour Hong Kong le 1er février 1980. Puis Los Angeles, comme femme de ménage ne parlant pas anglais. Un cul de sac, encore… Puis Boston et une petite bourse au Conservatory grâce au grand Gabriel Chodos qui l'oblige à tout reprendre à zéro… Xiao-Mei squatte chez Dominique, une amie flutiste plus ou moins anorexique. Xiao-Mei a de nouveau faim mais se débrouille pour agrémenter l'ordinaire sans oublier le chien de la maison qui lui aussi crève la dalle, Xiao-Mei généreuse. Pour ne pas être expulsée : un mariage organisé en deux jours avec le premier ami venu pour obtenir la green card US. Des petits boulots, mais son diplôme à 33 ans et l'achat de sa première poupée à 4$.
Marian Rybicki
Le récit de Xiao-Mei est d'une densité surréaliste. On reste songeur face à tant de péripéties dramatiques ou ubuesques qui auraient stupéfait ou bouleversé le Victor Hugo des Misérables. Paris 1984 : rencontre avec le professeur Marian Rybicki qui va l'aider. Xiao-Mei maitrise mal l'anglais et le français. La France : nouvelle épreuve, "recordland" hors catégorie de la paperasse et des files d'attente de cinq heures, notre pays lui refuse de prolonger son visa…
Retour à Boston ! Nouvelle galère, sans travail, hébergée chez une amie qui ne supporte guère le piano sauf… Les variations Goldberg qui la détendent. Xiao-Mei devient la "Goldberg" de sa logeuse, l'ouvrage magique de Bach vient à sa rencontre et réciproquement. Elle l'interprétera plus de 200 fois en concert plus tard. Enfin, l'obtention du passeport Yankee et le retour à Paris, après serveuse, boulangère, baby-sitter à Washington.  Xiao-Mei : mère courage.
1988 : le premier succès, à 40 ans, un concert gratuit en l'Église Saint-Julien le pauvre. Une seule œuvre : Les variations Goldberg bien évidement… Enfin !
"Les chinois considèrent que la vie commence à 40 ans". 1989 : la carrière de Xiao-Mei prend tout son envol… Le musicologue Remy Stricker et le pianiste Alexandre Tharaud, alors un jeunot de 23 ans, ventent les talents de la pianiste après avoir écouté son interprétation des variations Goldberg… Je vous parlerai de la suite de l'épopée épique de cette femme extraordinaire dans l'article consacré au clavier bien tempéré.
Mon article est bien plus long que prévu. Vous comprendrez pourquoi je l'ai isolé de celui qui sera consacré à Bach.
Il n'y a pas un mot de trop dans ce récit pathétique et pourtant plein d'amour envers la famille, les amis, les professeurs. Le style est simple, direct, à l'image de la personnalité de son auteur. Xiao-Mei partage son itinéraire sans philosopher. Une belle prose sans haine mais qui condamne l'infamie, un aveu lucide sur un système auquel elle faillit croire et qui l'a brisée, meurtrie à jamais, apeurée à vie à force d'avoir pratiqué l'autocritique et subi les dénonciations. Quelques paragraphes sont dédiés à sa réflexion sur la spiritualité dans Bach en regard de la pensée d'un Lao Tseu. Là encore de manière élégante et fluide, sans didactisme.
Lors d'un passage chez Bernard Pivot, le journaliste lui posa la question de Proust rituelle : "Si Dieu existe, qu'aimeriez-vous qu'il vous dise ?" Xiao-Mei répondit "Tu as été assez courageuse. Viens je vais te présenter Bach".

Le théâtre du Chatelet a donné l'opéra Le détachement féminin rouge en 2013. Très pittoresque comme programmation, musique militarisée et chorégraphie mécanique, je vous laisse juger. (Je me demande qui est allé voir cela ?) Puis l'aria et quelques passages des Variations Goldberg de Bach par Zhu Xiao-Mei lors des folles journées de Nantes en 2009. 



Une notation pour ce récit n'a pas de sens. Laissons cela aux œuvres de fictions

4 commentaires:

  1. ...vendent les talents ou vantent les talents, il faut choisir ;-)
    Très belle version au demeurant, pour une oeuvre qui supporte assez facilement de nombreuses visions complémentaires -une seule version ne suffit pas, de loin, pour l'épuiser, ni un seul instrument d'ailleurs-.
    Dans le genre musiciens lésés par un régime, on trouve aussi Cziffra ou Ugorski.

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  2. "une seule version ne suffit pas" Tout à fait d'accord...

    Dans la chronique à venir, on trouvera comme toujours des versions alternatives comme celle de Richter malgré le son suranné, Gould pour les aficionados :). Une à fuir à mon humble avis : Keith Jarett au clavecin ou au piano, l'humilité et la spiritualité subliminale chez Bach, ce n'est pas son truc...
    Je suis preneur de tes suggestions. (J'ai déjà prévu Hantaï au clavecin)

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  3. Parmi la quizaine de versions dans ma discothèque, j'écoute le plus souvent :
    • Au piano :
    - les 3 Gould si tu aimes le pianiste, et au moins la dernière sinon;
    - Tureck en 1988 (VAI) et en 1999 (DGG)
    - Dinnerstein, vraiment très bien ! (Telarc)
    - Gavrilov, très personnel mais souvent passionnant (DGG)

    • Au clavecin :
    - Hewitt, très bien enregistrée (Hyperion)
    - Pinnock, égal à lui-même (Archiv) et très polyphonique
    - Kirkpatrick, visionnaire en son temps (Archiv)
    - Hantaï

    Je partage la fuite devant Jarrett : c'est gris et soporifique !

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  4. Édifiant Claude... Édifiant !
    On pourrait presque intituler ton article comme ceci: "L'homme dans toute sa bêtise. L'homme dans tout son génie". Ou quelque chose de cet ordre là.

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