samedi 20 février 2016

SCHUBERT – Sonate pour piano N° 20 D 959 – Rudolf SERKIN (1966) – par Claude Toon



- C'est bien joli cet air de piano M'sieur Claude ! Quoique un tantinet mélancolique, Beethoven, Chopin, Schubert ? Je donne ma langue au chat…
- Miaou Sonia… Blague à part : il s'agit de l'andantino de la 20ème sonate de Schubert, l'une de ses dernières œuvres écrite en 1828…
- Par contre pour le ou la pianiste, aucune idée ; Yuja Wang et sa minijupe ou un ou une pianiste qui n'a pas encore eu sa chronique ?
- Un, ma chère Sonia. Rudolf Serkin aurait… 112 ans, mais la longévité de sa brillante carrière nous a permis de disposer de très beaux enregistrements…
- Et donc si je regarde l'index, une première pour ce pianiste dans le blog…
- Absolument ! Et une gravure exceptionnelle de l'un de mes morceaux favoris de Schubert pour le piano solo…

Salon musical avec Schubert au piano...
Septembre 1828 : Petit, un peu rond, timide, le musicien "miraculeux", comme disait Max-Pol Fouchet à propos de Schubert, va mourir dans deux mois. Il a 31 ans. La syphilis, les traitements au mercure (?!), l'alcool et le mépris de l'intelligentsia envers ses œuvres de plus en plus audacieuses pourraient suggérer un renoncement total : un abandon face à la grande faucheuse qui attend Franz. Et bien non, la frénésie de composition reste toujours aussi féconde. La preuve avec ce groupe de trois sonates (N°19 à 21), très développées (chacune des trois dure en moyenne 40 minutes) et d'une richesse inventive sans précédent depuis ses 18 premières sonates et celles de Beethoven de 1822. Beethoven, mort un an auparavant, et qui fut l'un des rares à discerner le génie du jeune autrichien.
Pour une biographie plus complète, vous saurez tout, ou presque, en lisant l'article consacré au quintette "La Truite" et la quatuor "La jeune fille et la mort" publié en 2011 (Clic). Avec près de 1000 œuvres au compteur, je me suis toujours interrogé sur ce qu'aurait composé d'extraordinaire cet homme vivant un demi–siècle de plus ???
Ces trois ultimes sonates, intimement liées sur le plan stylistique, constituent le testament pianistique de Schubert en compagnie du remarquable quintette pour deux violoncelles D 956 (Clic). On peut même parler d'avant-gardisme par leur proportion et une fois de plus par les intenses contrastes thématiques et tonals qu'on y rencontre.
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Rudolf Serkin lors d'une dédicace
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N'avoir jamais eu l'occasion de parler de Rudolf Serkin comme soliste dans le blog me surprend si on considère (je ne suis pas le seul) que cet artiste reste l'un des pianistes majeurs du 20ème siècle. Il a pourtant été cité une demi-douzaine de fois dans les discographies alternatives de concertos de Mozart et de Brahms ou encore au clavier dans les quintettes de Schumann et de Schubert ("La Truite").
Le père du petit Rudolf est un chanteur russe (basse), d'origine juive, émigré en Bohème (actuelle République tchèque). Le futur virtuose voit le jour en 1903 au sein d'une fratrie de 8 gamins. Il est remarqué comme enfant prodige dans une famille qui tire le diable par la queue et une bonne âme va permettre au jeune garçon de partir pour Vienne étudier auprès de Richard Robert qui sera aussi le professeur de Clara Haskil. Surdoué, il donnera son premier concert à l'âge de 12 ans tout en continuant d'approfondir son art, ce qui l'amènera, adolescent, à participer à la classe de composition d'Arnold Schoenberg et à celle de théorie de l'harmonie de Joseph Marx. Tout cela est fort solide et sa carrière démarre dès l'âge de 17 ans en 1920.
Cette même année, il rencontre le violoniste Adolf Busch, fondateur en 1913 du légendaire quatuor portant son nom. Les deux hommes ne se quitteront plus, d'autant que le pianiste épousera Irene Busch, devenant ainsi le gendre d'Adolf Busch. Le répertoire de Serkin se dessine déjà : Bach, Beethoven, Mozart, Schubert et Brahms. Cette liste semble limiter les passions de Serkin à la musique saxonne la plus classique qui soit. Ce n'est pas faux, mais l'homme poussera son étude et l'interprétation des œuvres de ses géants à la perfection quasi absolue.
En 1933, les nazis prennent le pouvoir et les persécutions commencent. Goering qui n'a honte de rien propose des postes d'envergure à Serkin pourtant d'ascendance juive ?! Serkin honnit l'idéologie nazie, tout comme Adolf Busch qui, bien qu'aryen, partage ce rejet des doctrines hitlériennes. Comme beaucoup de créateurs et artistes, les deux hommes choisissent immédiatement l'exil en Suisse puis aux USA en 1939
Tout en poursuivant sa carrière, Rudolf Serkin enseigne au prestigieux Curtis Institute de Philadelphie, si souvent mentionné dans ces lignes comme une pépinière des meilleurs jeunes virtuoses. Autre aventure de légende : en 1951, il participe avec Adolf Bush et Pablo Casals à la création de la Marlboro Music School et du Festival de Marlboro : un bouquet de master classes et de concerts chaque été pendant 7 semaines.
Il assurera jusqu'en 1989 des concerts et enregistrements de niveau superlatif, malgré un cancer qui l'emportera en 1991 à l'âge de 88 ans. Le couple Serkin-Bush a eu 7 enfants dont l'un des fils : Peter Serkin est pianiste virtuose. Il a enregistré à 15 ans le concerto pour deux pianos de Mozart en duo avec son père au Festival de Marlboro, un disque culte.
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Un débat musicologique vieux de près de deux siècles perdure pour évaluer l'influence du dernier triptyque de sonates de Beethoven sur celui de Schubert. Sans intérêt…
Si Schubert utilise toujours le moule en quatre mouvements propre à la forme classique, la richesse des développements, les permutations de tonalités incessantes et la durée sans précédent historique de ses trois sonates n'appartiennent qu'à lui. La force émotionnelle qui se dégage de l'écoute ne s'émousse jamais malgré ce que l'on appelle les "divines longueurs" de la partition. Schubert semblait ne jamais chercher à réfréner les développements, laissant le temps s'écouler, ou plutôt disparaitre en tant qu'élément dominant de son style d'écriture. Cette sonate dure une quarantaine de minutes, la suivante D 960 les dépasse avec un premier mouvement de 20 minutes soit autant qu'une sonate complète du maître Beethoven. Avec Schubert, la sonate pour l'instrument roi acquiert une dimension symphonique.

1 – Allegro : des accords puissants à la main droite, des notes piquées en motifs syncopés à la main gauche : une vigueur implacable envahit Schubert pour lancer ses troupes. Stop ! Trois féeriques arpèges descendants en triolets apportent une contradiction paisible aux premières mesures électrisantes. Merveilleuses cascades de triolets qui rompent toute scansion affirmée, et nous plongent dans un monde poétique détaché de la réalité du quotidien mortifère de Schubert. Des arpèges ponctués d'accords facétieux. Tout l'esprit déchirant de cette sonate vient d'être exposé en 11 mesures : l'opposition entre la rage de vivre, de créer (comprendre : de se battre) et le souhait de trouver enfin la sérénité qui se refuse depuis si longtemps. Oh, Schubert, l'agnostique ne pense guère à l'au-delà. La musique va voir rivaliser affliction et tentative de consolation, avec inquiétude mais sans spiritualité abstraite. Non, un atermoiement très humain difficile à dénouer. Le second thème extraverti se développe largement, lui aussi égaillé de triolets, anticipant à lui seul les développements à venir.
11 premières mesures...
Schubert explose les formes sonates figées, nous ballade d'une cellule quasiment enjouée vers un sourd motif teinté d'amertume. Comme à l'accoutumée dans ses compositions de la maturité, les tonalités ne cessent de varier : du la majeur dominant à la confrontation entre do et si majeur ou encore le ténébreux mi mineur. Il en ressort des transitions émotionnelles sans cesse renouvelées. Et ainsi, à partir d'un matériau mélodique semblant économe, donc d'écoute facile, mais en constante évolution tonale, peut-on encore parler de longueurs, divines ou pas ? Rudolf Serkin cisèle avec poigne et passion ce mouvement, soulignant chaque surprise, magnifiant l'inattendu, et de fait gomme toute monotonie latente. Un quart d'heure qui semble court tant le pianiste accentue la fantaisie formelle de cette page et évite le piège de la morosité, celle que l'on voudrait, sous des doigts moins avisés, attribuer à un Schubert agonisant ; comme on a aussi parfois voulu le faire pour Chopin. Schubert se libère de toute contrainte classique, partage son inspiration en défiant les dogmes du solfège officiel. Après mille détours, la mélodie retrouve les arpèges de triolets de l'introduction, mais de manière ascendante et notés pp. Une tendre coda qui prend doucement congé, ou plutôt nous invite à d'autres méditations…

Caspar David Friedrich, l'Abbaye dans la forêt (1809-1810)
2 – Andantino : [17:25] dans toutes les œuvres artistiques où le temps joue un rôle : musique, cinéma, danse, il y des moments de grâce. Chacun a sa petite liste perso. L'andantino de cette sonate en est un. Sans doute l'une des pages les plus émouvantes de la musique considérée dans sa globalité.
L'andantino nous fait entendre en introduction une mélopée de berceuse : une mélodie simple et secrète à la main droite et un balancement rythmé et obsédant à la gauche. Un clair-obscur ? Je dirais plutôt un obscur tout court, affligé, un chagrin intérieur. Schubert voudrait nous épargner cette tristesse mais ne peut résister au besoin de nous la confier. [20:04] De cette élégie résignée et pudique émerge une révolte d'une violence hallucinante (ou hallucinée) sans structure thématique définie. Un chaos psychologique. Rudolf Serkin fait fi du beau son (très relatif). Son phrasé et la frappe du clavier ignorent le romantisme narcissique et encore plus le mélodrame. La virtuosité combative du pianiste offre une musique qui nous prend à bras le corps, déroule une cantilène tragique voire indicible dans le passage central hanté par la colère. Le retour de la mélodie initiale, au pathétisme augmenté de douloureuses trilles dans le grave, montre une précision sans compromis dans les attaques au staccato terrifiant. La coda cherche une issue en vain parmi les accords arpégés et interrogatifs qui se détachent les uns des autres par un jeu abrupte de syncopes, une disparition du legato qui semble déstructurer la mélodie vers une chute abyssale…



Dernière demeure de Schubert
3 – Scherzo. Allegro vivace – Trio un poco più lento : [24:55] Après cet andantino oppressant même si musicalement sublime, Schubert nous surprend avec un scherzo bondissant et ludique. Là encore, syncope et notes piquées marquent le rythme. La musique valse, comme si Schubert en pensée s'évadait vers une soirée mondaine à la recherche d'un peu de chaleur festive. Rudolf Serkin accentue volontairement le staccato espiègle et folâtre de cette musique improbable après  deux mouvements où l'angoisse réussit inexorablement à s'insinuer de mesure en mesure. Le trio assagit le discours avec un retour dans un présent moins fantasque.  L'ambiguïté du climat trouve son essence dans les transitions permanentes entre do majeur et do # majeur. Schubert, sans le savoir, et avec très peu de moyen, pressentait le chromatisme wagnérien voire l'aventure tonale du sérialisme.

4 – Allegretto : [29:40] Le rondo final laisse de nouveau en arrière la tristesse profonde mais conserve une couleur diaphane crépusculaire. Avec ses trois thèmes, le mouvement conclusif des sonates prend un essor nouveau. La variété de l'écriture contredit l'idée d'un Schubert en manque d'inspiration pour achever ses œuvres. La musique chante beaucoup. Ce lyrisme contraste intensément avec la gravité des deux grands mouvements initiaux. Le développement central avec sa propre thématique tourbillonnante est une innovation de plus. Schubert bouscule les conventions à travers un morceau d'une intense inventivité pour un final dans une sonate de forme classique. Le jeu vigoureux de Rudolf Serkin donne une transparence rarissime à ce flot impétueux.
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Inutile de préciser que la discographie de ce chef-d'œuvre (ben oui, c'est le cas) est pléthorique mais pas toujours au top. Interpréter Schubert dans ces grandes sonates demande bien plus que la virtuosité mais une introspection dans l'âme tourmentée du compositeur au crépuscule de sa vie. Je propose une petite sélection pour ceux qui trouverait le style Serkin un peu rugueux (c'est tout à fait possible d'avoir ce ressenti).
Avant l'invention du microsillon, Schubert et ses œuvres de grandes dimensions ne passionnaient guère. Il existe une reprise d'un disque de 1937 où Artur Schnabel nous livre en totale liberté un Schubert aérien.
La première intégrale apparait à l'aube de la stéréo sous les doigts de Wilhelm Kempff. L'intelligence et la finesse du pianiste font merveille dans cette musique. L'intégrale n'a jamais quitté le catalogue depuis 50 ans ! (7 CD - Dgg).
Au début de l'ère numérique, le pianiste italien Maurizio Pollini grave l'un des meilleurs opus de sa carrière. Sa conception des trois dernières sonates est à l'opposé de celle de Serkin : une totale intimité avec Schubert pour ne pas parler d'effacement face au génie autrichien. Une délicatesse, une sensibilité et une fluidité rarement égalées. (2 CD - Dgg) Serkin me bluffe mais Pollini me remue les tripes (c'est perso, bien entendu).
Enfin, impossible de conclure sans parler d'Alfred Brendel dans ce répertoire. Les mélomanes se chamaillent pour établir un palmarès de ses enregistrements. Pourquoi pas ? C'est sans danger ! Tant les gravures des années 70 que celles de l'époque numérique passionnent. À noter que le pianiste autrichien a étudié de longues années ces sonates, montrant l'influence de leur écriture chromatique dans la musique de Schoenberg ! Son jeu est racé, articulé, moins poétique que Pollini donc plus hardi…
On pourrait citer Radu Lupu, plus récemment Leif Ove Andsnes
Toutes ces gravures méritent 6/6.




2 commentaires:

  1. Rafraîchissant un Schubert le matin avec un café chaud, et quelle interprétation ! Je connais cette sonate par Pollini (Comme tu en parle !) avec un andantino qui m'avait laissé sur le carreau. Schubert avec, hormis la symphonie n°8 "inachevée", je découvrirai au fur et à mesure avec entre autre le trio opus 100 (Merci Stanley Kubrick et "Barry Lyndon")

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  2. Ah oui, au petit matin, je partage... C'est rigolo ce concept du café "chaud" pour se "rafraîchir" :o)
    Pour info générale, voir le trio 2 opus 100 (mais D 929 pour asticoter Luc et joué dans Barry Lyndon 60 ans avant qu'il ne soit composé, hi hi) dans l'article de 2014 :
    http://ledeblocnot.blogspot.fr/2014/09/schubert-trio-n-2-isaac-stern-l-rose-e.html

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