vendredi 20 mai 2016

L'HEURE SUPREME de Frank Borzage (1927) par Luc B.


Ca faisait un bail qu’on n’avait pas revisité le patrimoine. Pas des trucs poussiéreux, chiants et tout, des vrais bons films, mais réalisés bien avant la naissance de Claude Toon… L'âge ne fait rien à l'affaire, que ce soit dit ! Et hop, un bond de 90 ans en arrière ! Un des fleurons du mélodrame muet, L’HEURE SUPREME de Frank Borzage. Ecran noir. La Marseillaise. L’action se déroule en France, en 1914.

Chico travaille à chasser les rats des égouts. Il rêve évidemment d’une vie meilleure. Comme Diane, orpheline qui vit sous la coupe de sa sœur Nina, horrible mégère qui la maltraite. L’oncle et la tante (riches) des deux sœurs proposent de les prendre en charge, à condition qu’elles soient pures… Ce que jure Nina (tu parles, quelle salope !) mais que dément Diane, tiraillée par le mensonge. Ce qui déclenche les foudres de la sœur, qui la chasse à coup de fouet, jusque dans la rue. Un traveling mémorable, le caméraman étant perché sur une planche soutenue par les machinistes qui courent à toutes pompes. Ou comment se passer de rails de travelling !

La poursuite s’achève devant une plaque d’égout, Nina étrangle sa sœur, miraculeusement sauvée par Chico, qui travaillait juste en dessous. Il prend Diane avec lui, et sa bande d’amis, dont un gargantuesque poivrot chauffeur de taxi, qui s’est fait la tête de Victor Hugo (allusion aux « Misérables » ?), ou, au choix, celle d’Orson Welles dans « FALSTAFF », ou encore Gabin dans « UN SINGE EN HIVER » ! On pourra objecter devant deux ou trois plans qui se veulent comiques, avec ce personnage, qui me paraissent hors sujet. Bon, Chico et Diane emménagent ensemble…

Chico habite sous les combles. Ce qui nous vaut un plan incroyable, un travelling ascendant qui suit le couple, passant d’étages en étages (il y en a 7, le titre américain est « SEVENTH HEAVEN »), l’immeuble étant en coupe, avec va et vient des voisins. En réalité, la scène a été tournée en deux fois, 4 puis 3 étages, car aucun studio ne pouvait accueillir un décor aussi haut. Une fois les deux plans raccordés dans le mouvement, ils illustrent la symbolique de tout le film. Chico déclarant à Diane : « je travaille dans les égouts, mais je vis sous les étoiles ». La séquence est merveilleuse, le couple a vue sur Paris, passe de toits en toits, observe en contre bas les rues qui grouillent. Diane a le vertige, et Chico lui recommande : « ne regarde jamais en bas, toujours vers le haut », phrase fétiche du couple, leitmotiv du film.

Le couple s’apprivoise, Chico vole une chemise de nuit pour Diane, qui bien que seule, tire les volets pour se dévêtir, et une fois au lit, cachée sous les couvertures, observe son bienfaiteur faire sa toilette. Aaaahh, concupiscence… Chico apprécie de plus en plus la présence d'une femme à ses côtés. C’est dans ce film qu’il y ce plan magnifique de Diane s’enroulant dans les manches du veston de Chico, que repiquera Hazanavicius dans « THE ARTIST ».

Borzage est le cinéaste de l’amour fou, ce film est emblématique de son style. On y croit aussi grâce aux acteurs, deux débutants, alors que le tout Hollywood se pressait au casting, pour figurer dans cette adaptation d’une pièce à succès. Charles Farrell n’est pas de ces vieux-beaux fardés et tête à claques au jeu ampoulé, comme parfois on en trouve dans le muet, mais un colosse d’1m95, naturel, et plutôt belle gueule. Janet Gaynor parait fragile dans ses bras, mignonne comme tout, une des nombreuses femmes-enfants que les mélodrames affectionnent. Ce film, ainsi que « L’AURORE » de Murnau fera d’elle une star.

Et la guerre arrive. C’est la mobilisation. Chico doit partir au front. Diane l’apprend au moment même où elle essaie sa robe de mariée. La scène d’adieux est belle, mais trop appuyée à mon goût, d’autant que le montage-son (oui oui, dans un film muet !) alterne musique et bruits de liesse qui montent de la rue, musique romantique dans la chambre, et militaire par la fenêtre (le compositeur incorpore ici et là des « Frère Jacques », « Père Dupanloup » ou « La Madelon »). Il y a d’autres effets sonores, comme les tics tacs de la pendule, là encore très symboliques, vous verrez pourquoi plus tard… On l’a vu, Borzage y va franco dans les effets. Diane veut se marier à l’église, Chico répond « non, je suis athée » et s’assoie par mégarde sur une boite contenant des médailles de la Vierge, que lui avait données le prêtre du quartier ! C'est-y pas un signe, ça ?

Frank Borzage était réputé homme de cœur, gentil, doux, les acteurs l’adoraient. Il détestait la violence, la guerre, les militaires, jusqu’à refuser de tourner des scènes de combat. C’est ballot quand on reconstitue la bataille de la Marne, et son cortège de taxis (des petites maquettes électriques dans certains plans d’ensemble !). C’est donc John Ford qui s’y colle, avec une deuxième équipe, et les scènes de batailles, de tranchées, sont très impressionnantes. Borzage n’oublie pas le réalisme social, en montrant le travail de Diane à l'usines de munitions.

Chico au front, Diane dans son usine, sont liés d’un indéfectible amour, par un pacte, une promesse de Chico : « chaque jour à 11 heures, je serai avec toi » (d’où la pendule). C’est cet aspect qui a profondément plu aux Surréalistes, qui ont fait un triomphe au film (mais gros succès dans le monde entier), la peinture d’un amour pur, au-delà même de la vraisemblance, faisant de L’HEURE SUPREME un film presque fantastique, un genre en soi à Hollywood, comme « PETER IBBETSON » (1935) avec Gary Cooper, « MADAME MUIR » (1947) avec Gene Tierney, « LE PORTRAIT DE JENNY » (1948) avec Jennifer Jones et Joseph Cotton. Qui a dit « GHOST » avec Demi Moore, c’est toi Claude ? A la toute fin, Diane croit réellement que Chico venait la voir tous les jours, ce qui est impossible, mais Borzage fait en sorte qu’on y croit. J’ai très envie de vous parler de la fin, mais ce serait dommage… Là encore, un twist irréel fait se réunir les amoureux, baignés dans une lumière divine dans le dernier plan. Borzage ose tout.

Si les Surréalistes y voient la manifestation du surnaturel, on peut y voir aussi du divin, les symboles se multiplient, allusions pas toujours très fines, comme cette tirade « maintenant je suis aveugle, mais je le vois » comprenez, Dieu ! Le rôle du prêtre de quartier, juste, bon, seul à voir au delà des apparences, est aussi caractéristique, comme la verticalité des plans, qui ramènent sans cesse à l'idée du Ciel, de transcendance.
 
Ce film est réalisé en 1927, l’année où Murnau tourne « L’AURORE » [clic vers l'article]. Le cinéaste allemand arrivé à Hollywood marque toute la profession de son style flamboyant, et le patron de la Fox engageait ses réalisateurs à fréquenter les plateaux de Murnau pour piquer des idées. D’ailleurs, il avait été prévu que Borzage tourne à Paris, il y est allé en repérage (et en ramènera un véritable taxi de la Marne pour son film) mais dira : « si Murnau arrive à reconstituer les marécages de Lituanie en studio, je peux refaire Paris à Los Angeles ». Paris, qui a parfois des airs de Chinatown…

Borzage serait un mix de David Griffith et de Murnau, pas si éloigné de Chaplin dans la peinture du quotidien, sans l’outrance et la violence sociale d’un Eric Von Stroheim (j’vous en ai jamais parlé de lui ? va falloir y remédier), ni le baroque des Expressionnistes. Son style reste classique, poétique, sentimental (osons le mot), une narration fluide, des personnages immédiatement caractérisés, c’est pur, c’est évident. Mais sans les fulgurances visuelles de Murnau, qui garde ma préférence. Ce qui n’empêche pas Borzage de décrocher le premier oscar de l’histoire (cérémonie en 1929), comme réalisateur, et Janet Gaynor celui de la meilleure actrice. 

Si vous souhaitez parfaire votre vidéothèque de quelques classiques indémodables, L’HEURE SUPREME en est un.
A ne pas confondre avec le remake de 1937, avec James Stewart et Simone Simon. 


Dommage (scandaleux même !) mais pas de bande annonce de ce film... Juste quelques extraits avec une chanson rajoutée.



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2 commentaires:

  1. on entend "père Dupanloud"? c'est une blague? c'est une chanson paillarde salée!?

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  2. On l'entend, oui, une version instrumentale... Je pense que les américains ont pris des airs français célèbres pour illustrer le film, mais sans trop comprendre les paroles !!

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