vendredi 3 juin 2016

MA LOUTE de Bruno Dumont (2016) par Luc B.


Bruno Dumont s’est taillé une petite réputation dans le cinéma français par la radicalité de ses films. Venu au cinéma sur le tard (il était prof de philo), après des pubs, films institutionnels ou documentaires, il tourne LES VIES DE JESUS (1997) et L’HUMANITE (1999). Dont les deux acteurs non professionnels recevaient le prix d’interprétation à Cannes. Car Dumont tourne avec des amateurs, dans le Nord, utilisant le patois. Un cinéma âpre, violent, rugueux, emprunt de mysticisme. Il y aura FLANDRES (2006), HADEWIJCH (2009) qui tranche un peu, avec le parcours (prémonitoire ?) d’une jeune fille qui passe du couvent au djihad. Bruno Dumont traine aussi une réputation pas facile, Fabrice Luchini avouant volontiers que si ce tournage fut une expérience intéressante, il ne recommencerait pas de sitôt.

Avec trois vedettes au générique, Fabrice Luchini, Juliette Binoche et Valéria Bruni-Tedeschi, Bruno Dumont allait-il mettre un peu d’eau dans sa vase, verser dans un cinéma plus consensuel ?  La réponse est : non.

Certes, MA LOUTE est une comédie, qui flirte avec le burlesque. En 1910, la famille bourgeoise Van Peteghem investit sa maison de vacances, sur la côte d’Opale. En contre bas, vivent les Brufort, famille de pêcheurs. La région est touchée par une vague de disparitions mystérieuses (comme le dit un flic, « chef, une disparition, c’est toujours mystérieux… »). L’inspecteur Alfred Machin et son adjoint Malfoy mènent l’enquête…   

On est frappé d’entrée par la beauté des images, très larges plans en scope sur la baie, une photographie légèrement délavée  qui renvoient au siècle dernier. Esthétiquement, le film est une réussite totale, les plans sont magnifiquement composés, couleurs en aplat, travail sur les silhouettes (vous connaissez les tableaux de Jack Vettriano ?).

Dumont présente les protagonistes tout de suite. André Van Peteghem, improbable chef de clan (géniale scène avec la domestique et les patates !), perclus de tics, à la démarche désarticulée (Luchini marche comme un Aldo Maccione !), tout en déséquilibre. Sa femme Isabelle, un peu cruche, sans cesse à se casser la gueule, et la belle-sœur Aude, mystique torturée et exubérante. Des aristos fin de race, caricature de leur classe. Aude à une fille… ou un fils, Billie, on ne sait pas trop, tantôt habillée en robe, les cheveux longs, tantôt en costard les cheveux rasés. Au générique, le rôle est interprété par un énigmatique Raph... Raphaël, ou Raphaëlle ? 

Les deux flics renvoient directement à Laurel et Hardy. Alfred Machin est obèse, Malfoy un roux gringalet. L’inspecteur ne peut jamais poser un genou à terre pour observer une scène de crime, il s’effondre, roule, et son adjoint le relève ! Et il grince ! Des sortes de couinements caoutchouteux qui accompagnent sa démarche, et aussi tous ses gestes !  On sent le cinéma de Jacques Tati pas très éloigné.

Les Brufort sont des prolétaires renfrognés, parlant patois, vivant en clan. Le fils ainé, c’est Ma Loute. Ils ramassent des moules, ou aident les promeneurs à traverser la baie pour 20 centimes, pas en barque, mais portés sous le bras ! Ma Loute et Billie vont se taper dans l’œil…

Bruno Dumont va rapidement donner la clé des disparitions (l'enquête est un prétexte) lors d’une scène hallucinante, des gamins réunis autour d’une bassine, picorant des praires, des couteaux noyés de sauce tomate… qui se révèlent être des doigts et des oreilles ensanglantés. La mère qui sort en brandissant un pied fraichement coupé : « Qui veut du rabe ? Les enfants, non ? Le gros pouce, un orteil ? ».

Si on pouvait trouver un peu facile la confrontation des deux mondes (vue mille fois), bourgeois en déliquescence contre paysans dignes et travailleurs, ce plan remet tout en cause. En en faisant des anthropophages, bouffeur de riches au sens propre, Dumont élève la lutte des classes au stade ultime ! Cet homme-là aime ses contemporains, c'est sûr ! Les consanguins d'un côté, les incestueux de l'autre...

Dans MA LOUTE, tout est exagéré, grossi, déformé. Gestuelles, dictions, physiques (étonnante transformation de Luchini, sa manière de répéter sans cesse « ils vont s’envââââser dans la baie ! »). Bruno Dumont pousse le curseur, le jeu est outré, caricatural à l’extrême. Il filme à égalité stars et amateurs, les premiers n'écrasent pas le jeu des seconds. 

Bruno Dumont réussit quelques scènes burlesques, chutes à répétition, la course de char, le scaphandrier, le duo d’inspecteurs, mais on ne sent tout de même pas une fibre comique assumée, ça reste froid, distant. Comme un exercice de style. Et voir une comédie en salle avec 6 spectateurs, n'incite pas à la poilade générale... Cette histoire aurait plu à un Bruno Podalydès (il avait fait LE MYSTERE DE LA CHAMBRE JAUNE, en 2003) pour son aspect cartoon, ligne claire. On pense au Tardi d'Adèle Blanc-Sec aussi. Il y a aussi des moments joliment irréels, comme ces personnages qui s’envolent. D’ailleurs, l’inspecteur Machin finit le dernier quart d’heure en 10 mètres du sol, retenu par une corde !

Il n’y aura pas de dénouement proprement dit, pas d’explication. Si la mise en scène peut aussi évoquer Blake Edwards, Jacques Tati (avec ce faux rythme constant, mais aussi des baisses de régime parfois), l’élégance et le raffinement ne sont que de surface. Le film reste âpre, inconfortable, par cette vision nihiliste, par son refus d’humanité. Chaque famille finira repliée sur elle même, la communication est impossible. Aucun regard bienveillant sur les personnages. Seule Billie a notre sympathie, trouble, énigmatique. Qu'on aimerait connaitre mieux. Mais même ça, Bruno Dumont nous le refuse.

Ne vous fiez pas aux bandes annonces, aux superlatifs à la con zébrant les affiches (jubilatoire ! hilarant ! génial ! explosif !), où l'on semble vous vendre un film d'Etienne Chatillez, gentiment acidulé. Bruno Dumont a sans doute réalisé ce qu’il appelle une comédie, mais ça reste du Dumont.

couleur  -  2h10  -  scope 2:35




000

3 commentaires:

  1. Je n'en ai vu aucun. Et je confonds toujours Les vies de Jésus avec Les démons de Jésus. Une vague de disparitions sur le côte...Excellent.
    6 spectateurs? Mais tu vas au cinéma dans quel coin?

    RépondreSupprimer
  2. lire "sur la côte" , évidemment.

    RépondreSupprimer