vendredi 2 septembre 2016

TONI ERDMANN de Maren Ade (2016) par Luc B.



C’est allemand, ça dure 2h40 (dis comme ça…) mais surtout précédé d’une grosse réputation. Cette comédie sur les rapports père/fille est d’abord originale dans son traitement, son idée de départ, sa mise en scène étirée, là où d’ordinaire, comédie rime avec vitesse.

L’histoire est celle d’Inès, 37 ans, consultante détachée par sa société à Bucarest, pour des histoires de restructuration dans l’industrie pétrochimique, plan social à la clé. Une carriériste, sérieuse, droite dans ses escarpins, désireuse de servir au mieux sa hiérarchie. Sauf qu'Inès a un père, Winfried. Un homme à l’humour chevillé au corps, qui débarque à Bucarest pour l’anniversaire de sa fille. Après avoir passé quelques jours avec elle, et constatant le marasme de son existence, il décide de rester incognito à Bucarest sous le nom de Toni Erdman, personnage de sa composition...

Comme dans les films de Franck Capra (LA VIE EST BELLE, MR SMITH AU SENAT…) il s’agit ici d’opposer deux mondes, celui des affaires, froid, calculateur, capitaliste, et l'individu, doté de sentiments. On s’attache moins au social (comme chez Ken Loach) qu’au psychologique. Ce n'est pas un pamphlet politique non plus. Ce que montre Maren Ade (scénariste et réalisatrice) c'est une Roumanie soumise au diktat économique allemand (toile de fond), et des individus soumis au pouvoir qui les emploie. Comme cette scène, simple, ou le PDG demande à Inès : « - Vous êtes à Bucarest depuis combien de temps ? - Deux ans… - Parfait, vous devez connaitre plein de magasins, ma femme a envie de faire du shopping demain… ». Une humiliation de plus, d’autant que son père en est témoin.  

Inès encaisse, ne peut se défausser. Elle est un pion qui sert des intérêts. Son père découvre son quotidien, sa réussite, ses relations, ses sales habitudes, son vide affectif. Winfried ne juge pas. Ne fait pas de morale. Il va orchestrer un subtil travail de sape, amener sa fille à réfléchir sur le sens de sa vie. Avec une perruque brune et un râtelier improbable, il s’immisce dans sa vie, en se faisant passer, au gré de ses improvisations, pour un coach (celui de Ion Tiriac, champion de tennis roumain !) ou pour l’ambassadeur d’Allemagne !   

Le comique de situation vient du fait que seule Inès reconnait son père sous son déguisement. Elle s’en agace, redoute le pire, a honte, mais l’avouer à son entourage la ridiculiserait, signerait sa perte. Ils en viennent à former un duo d’exécutifs inédit, lorsque Winfried ne retrouve pas les clés des menottes avec lesquelles il est poignets liés à sa fille, obligée de le trainer à son rendez-vous professionnel !
   
Winfried me fait penser au personnage de Peter Sellers dans THE PARTY, un hurluberlu lâché dans un monde qui n’est pas le sien, qui bouscule les conventions. Et comme chez Black Edwards, Winfried apparait souvent à l’arrière-plan, il passe et repasse, presque invisible. Il y a plusieurs lectures par image. Les plans sont longs, le plus souvent caméra épaule. Comme dans ce parc, où le père apparait en Chewbacca (le kukeri, costume traditionnel). La scène s’éternise, et au-delà des faits racontés, c’est de cette longueur que nait le malaise, ou l’émotion, dans l’étreinte avec cette boule de poil. Dans le dernier plan aussi, une simple phrase de son père : « je vais chercher l’appareil photo ». Le cadre reste sur Inès, seule, et ça dure… Et on finit par se dire, mais qu’est-ce qu’il se passe ?

La longueur des scènes permet aussi de doser le crescendo. A l’image de cette séquence d’anthologie : le brunch. Inès invite chez elle patron et collègues, pour resserrer les liens. A cause une fermeture éclair défaillante, la réunion se transforme en p’tit dèj naturiste ! On rit, y compris devant l’audace de la scène, mais qu’Inès en vienne à ouvrir sa porte, nue, en dit beaucoup plus long sur sa détresse, son asservissement, les obligations auxquelles son statut la contraignent.

Autre longue séquence, lorsque que Toni l’ambassadeur s’invite à une fête d’anniversaire, présentant sa fille comme mademoiselle Schnuck, sa secrétaire. Situation gênante, avec une Inès toute colère rentrée, mais qui finira par chanter, accompagnée de son père au piano. Maren Ade filme en continu. Inès s’imprègne de la chanson, finit par y mettre toutes ses tripes (et quelques fausses notes) avant de fuir, presque honteuse. Non de sa prestation, mais parce qu’elle vient de lâcher prise, de comprendre où voulait l’amener son père. On pense à Abdellatif Kechiche parfois (l'humour en moins...) qui use des mêmes procédés. Il ne s’agit pas seulement de raconter une situation gênante, il faut que le spectateur ressente cette gêne, ce trouble.  

Le monde des affaires est finalement très secondaire, on retiendra surtout le portrait de cette jeune femme, sa vie sexuelle résumée à une branlette sur des p’tits fours, des amis qui n’en sont pas, qui n’existe que par sa fonction. Voir l’importance des vêtements, de l’uniforme qu’elle maitrise (tailleur-pantalon) alors que l’enfilage d’une simple robe vire à la catastrophe.

A part un petit flottement vers le milieu, les 2h40 passent plutôt bien. On est accroché par l’originalité de l’histoire, l'angle choisi, le parti-pris narratif, qui nous donne le temps de voir, d'écouter, qui fait naître une palette d’émotions et de sensations. Pari osé, mais réussi. 

TONI ERDMANN 
couleur  -  2h42  - format 1 :1.85  



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