vendredi 14 octobre 2016

LES AFFRANCHIS de Martin Scorsese (1990) par Luc B.



« Aussi longtemps que je me souvienne, j’ai toujours voulu être un gangster ». C’est par ces mots que s’ouvre le film le plus emblématique de Martin Scorsese. J’ai pas dit le meilleur. Quoique, il doit être dans le trio de tête.

De Niro et Scorsese
Avec LES AFFRANCHIS, Scorsese revient au film de gangsters. A l’instar d’un Eastwood catalogué comme auteur de westerns, son truc à Marty ce serait les gangsters. Or, depuis MEAN STREETS en 1974 il a réalisé des drames, des musicals, biopic, comédie, péplum… Avec LES AFFRANCHIS Scorsese inaugure une nouvelle façon de raconter les histoires : la narration totale. Inspiré plus que jamais par Godard et Truffaut (surtout le Truffaut de JULES ET JIM dont il revendique les emprunts) il prend toutes les libertés. Il filme comme un documentaire, au plus près des personnages, utilise plusieurs voix off, superpose les points de vue, fait des arrêts sur images, raccorde en ellipse de temps. Et il va vite, très vite. Les trois premières minutes du film sont un choc, faut déjà s'accrocher. Il disait « il y a trop de personnages, on ne retient pas les noms, on s’y perd un peu ? Qu’importe. Ce qui compte c’est l’exploration d’un style de vie ». Pour tout dire en peu de temps, concentrer son récit, Scorsese à recours aux photos, au fondu enchainé au sein d’un même plan, pour ne garder que ce qui est nécessaire, le strictement informatif.

les vrais Henry, Jimmy, Tommy
Tiré d’un livre de Nick Pileggi sur la vie du gangster Henry Hill, LES AFFRANCHIS raconte 25 ans de la vie de Henri (joué par Ray Liotta), gamin attiré par les caïds, la vie facile, le fric, travaillant pour eux, y gagnant une seconde famille, gravissant les échelons de la hiérarchie du crime, jusqu’à s’y casser la gueule. The rise and fall of… sur le schéma de BARRY LYNDON, autre film de chevet (sur le travail voix-off / images).

Scorsese ne fait pas dans la tragédie, il veut décrire ce milieu, inscrire ses intrigues dans une réalité bien documentée. Comment ça fait d’être un gangster, on le vit comment, on fait quoi de ses journées ? Un point de vue que développera la série LES SOPRANOS (où joueront beaucoup d'acteurs scorsesiens). Il y a ce plan séquence au début ou tous les mecs se présentent, face caméra, ce qu’ils font, jusqu’à ce que la caméra suive des types avec un charriot de fourrures volées. 

Autre morceau de bravoure, le plan de trois minutes où Henri et sa future femme Karen entrent au Copacabana par les cuisines, rejoignent la salle où un comique joue sur scène, où un larbin leur dresse la table. L’ascension sociale, la réussite. Henri a enfin son siège au Copacabana, club mythique (qu'on voit aussi dans RAGING BULL). Huit prises ont été nécessaires (Ray Liotta se mélangeait dans son texte !) avec comme instructions au cadreur de filmer les poignées de main, les échanges de bakchichs. Renversant ! C’est à ce moment du film que Scorsese change la voix off, passant du récit d’Henri à celui de Karen.

Fallait payer tes dettes, Morrie...
Si le film est sous speed, Scorsese sait aussi dilater l’action quand il le faut, jusqu’au malaise quand Tommy (joué par l’impulsif Joe Pesci) raconte une anecdote à sa petite cour. Henri s’étrangle de rire : « You’re a funny guy ! ». Tommy feint, ou non, d'être traité de rigolo. On se demande s’il va vraiment flinguer Henri qu’il menace – pour rire ? - d’un flingue. Cette scène a d’abord été improvisée sur suggestion de Joe Pesci, à qui il était arrivé une histoire semblable. Elle est caractéristique du film, et de ce Scorsese voulait dire. Dans ce milieu, on rit ensemble, on mange, on discute, mais dans la seconde qui suit vous pouvez être mort. Le funny guy Tommy qui explosera plus tard le pied d’un jeune serveur tête en l’air, et qui tuera l’insolent à leur prochaine rencontre. C’est ignoble mais cette scène  montre bien l’impunité de ces types, leurs codes, la violence du milieu.

La violence du film a souvent été pointée. Y compris les sales besognes, enterrer puis déterrer des cadavres putréfiés. Scorsese disait qu'il voulait agresser le spectateur. Les gangsters sont fascinants, depuis James Cagney ou Bogart, les bad guys. Mais Scorsese nous dit, non, ces mecs sont des sauvages, leur bible, c'est le pognon et le pouvoir qui va avec. Scorsese ne fait que décrire les rapports de force, l’absolue nécessité de garder le contrôle, son autorité, son honneur, le respect de ses pairs comme de ses ennemis. Sinon, on finit dans le désert sous vingt centimètres de terre. Henri défonce le crâne d’un ex de sa femme, et revient chez lui avec le flingue plein de sang et de cervelle. Le gentil mari qui ramène ses outils à la maison... Ou le tabassage de Billy Batts qui avait eu le tort de plaisanter sur le compte de Tommy. Même Jimmy (joué par De Niro avec une sobriété qu'on ne lui connaissait pas) apparemment plus mesuré, contenu, bastonnera le malheureux comme une brute sauvage. Et la réplique cynique : « ce merdeux a giclé sur mes godasses »  

Henry et Karen
Henri se découvre très tôt une autre famille. Jimmy est un grand frère, Paulie un père de substitution, Tommy un cousin. On les retrouve tous les trois à table, chez la mère de Tommy, jouée par la propre mère de Martin Scorsese, qui a toujours gardé des petits rôles à ses parents. Suite à un coup malheureux, Henri atterrit en taule, où Paulie, lui aussi incarcéré, se fait livrer des homards dans la glace ! Grande scène de la cuisson des pâtes… Et il y a cette scène de dispute au parloir. Henri est très clair : Karen, sa femme, c’est la famille pour les journaux, les flics, l’honorabilité, la couverture. La famille de cœur, la seule, c’est la mafia. 

Que serait un film de Scorsese sans la musique. Là encore, le réalisateur pousse sa logique jusqu’au bout (aidé par Robbie Robertson, fidèle depuis THE LAST WALTZ) et emploie près de 50 chansons, véritable juke-box, renvoyant à sa jeunesse, d’Harry Nilsson, Tony Bennett, Muddy Waters, The Marvelettes, Bobby Darin, The Who, Sid Vicious et son « My Way », tout à la fin, comme si la vie de gangster était comme une vie de star du punk, un punk déguisé en bourgeois. Exemple de montage stupéfiant (sic) : Paulie interdit à Henri de donner dans le trafic de poudre (comme Don Corleone l'exigeait aussi). Et là, plan cut sur Henri qui sniffe un beau rail de coke, les yeux explosés, et boum, « Gimme Shelter » des Stones ! Et par deux fois on aura la coda de « Layla » de Clapton (sur la découverte des cadavres de Morrie et sa femme dans leur Cadillac rose).
Catherine Scorsese entourée de Liotta, Pesci et de Niro
La dernière partie est plus sombre, mélancolique. Le personnage de Joe Pesci, qui égayait les choses, n’est plus là. Jimmy se fait plus vieux – mais pas moins dangereux, comme lorsqu’il envoie Karen chercher un manteau dans une ruelle. Après le casse de la Lufthansa, Jimmy fait le vide. Ne pas laisser de témoins. La coke aidant, et les surveillances du FBI, Henri plonge parano, scrute le ciel pour repérer les hélicoptères. Le gangster romantique n’est plus de mise. Chacun sauve son cul. Le bon temps est fini. Henri et Karen se savent menacés, leur salut viendra des autorités. Quelle ironie pour ces self-made men. Dans la scène du procès, Scorsese ose un dernier coup. Henri quitte sa place, et s’adresse directement à la caméra, comme si la voix off prenait corps : « On nous prenait pour des stars de cinéma, mais maintenant nous ne sommes plus rien, maintenant tout est fini ».

Par son rythme, ses modes de narration, son montage frénétique, ses situations souvent  truculentes, ses innombrables vignettes musicales, LES AFFRANCHIS aspire le spectateur dès les premières secondes pour ne le lâcher, repu, que 2h30 plus tard. Une mécanique infernale. Martin Scorsese, en disgrâce avec les studios faute de succès financiers, va épater tout le monde sur ce coup-là, et faire l’unanimité. Mélangeant biographie, fiction et souvenirs personnels (le petit Martin croisait les caïds, les pontes, le soir en rentrant de l’école), Scorsese a accouché d’une œuvre absolument passionnante, saisissante, foisonnante, aux antipodes de l’autre référence qu’est LE PARRAIN (ou HEAT de Michael Mann avec le même De Niro) Je ne sais pas si c’est son chef d’œuvre, mais ça y ressemble drôlement.

autres articles sur Martin Scorsese : Raging Bull   et  Le loup de Wall Street 

GOODFELLAS (1990)
couleur  -  2h29  -  format 1:1.85
   
  


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9 commentaires:

  1. Et le meilleur, c'est lequel? Casino? l'aspect documentaire me semble être un peu un prétexte, et le personnage de malade mental joué par Pesci un repoussoir pour masquer ce que je vois, moi, comme une fascination du réalisateur pour le milieu. Comme dans Le Parrain. J'aime bien ces films, mais cette part d'ambiguïté me gêne un peu.

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    1. A ce sujet, je me souviens d'un interview de Scorsese où il répondait aux critiques sur "Casino". Précisément sur la violence du film. Il répondait qu'il connaissait (peu ou prou ?) ce milieu, et qu'en conséquence il regrettait l'image romantique hollywoodienne que véhiculait les nombreux films précédents du genre (d'ailleurs, souvent financés par des proches de gens par vraiment respectables ...). Une image romantique qui séduisait la jeunesse. Ce qu'il regrettait amèrement. Et c'est pourquoi il y a ce degré de violence dans ses films sur le milieu. Parce que c'est la réalité - et encore, dans ses films cela restait relativement supportable -, et que lorsque l'on rentre dans ce cercle, on y sera forcément confronté. De quelques façons que se soit.
      Il tient à la dénoncer, à prévenir une jeunesse en mal de point de repère et influençable, et on ne peut le faire avec une image en édulcorant le propos. Surtout à une époque où les gens ont parfois du mal à faire la distinction entre la réalité et la fiction. Plus particulièrement aux USA.

      (maintenant, il est vrai que dans de nombreux films américains, on peut insister lourdement sur des faits, de crainte que le public ait du mal à bien comprendre, à saisir ... )

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  3. Dans le trio de tête, je mettrais "Taxi Driver", "Raging Bull" et "Les Affranchis". "Casino" oui, mais il a juste le tort d'arriver après "Les Affranchis", et d'utiliser le même style de narration tout azimut. mais il y en a plein que j'adore, "la valse des pantins", peu connu hélas, "les infiltrés", "Mean Streets" bien sûr, "Gangs of NY"...

    Oui il y a une fascination pour ce milieu, Scorsese a grandi dans ces quartiers, il côtoyait les caïds, qui trônaient dans les bars où il venait boire une limonade en sortant de classe. De sa fenêtre il voyait les trafics, les bandes, les bagarres... Mais il n'a jamais été tenté d'y entrer. Et il dit que cela l'a sans doute "sauvé" du mauvais chemin, le fait de se dire que ce milieu était dangereux, attirant mais dangereux. Et c'est ce qu'il raconte dans le film. A mon sens, "Le parrain" est plus ambigu, lui, parce que c'est fait à la manière d'un drame familial, avec des personnages tragiques, une théâtralité, on nous montre une famille comme une autre, attachante, avec papi Brando et son petit fils, les cérémonies, et ces pauvres Corleone cernés par tous ces méchants qui leur en veulent, eux les braves citoyens, les notables, les bons américains. Il y avait une admiration là où "Les Affranchis" est un repoussoir.

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  4. Que Scorcese ait une visée édificatrice dans ses films me paraît quand même sujet à discussion. Il est facile de se dédouaner à peu de frais dans une interview. A la réflexion, j'aime bien Les Affranchis, Casino, Le Parrain..., surtout pour l'époque qui leur sert de cadre, les années 70, comme j'aime bien regarder Magnum force, par exemple (un Las Vegas pas encore trop disneylandisé, les fringues, les rues, les bagnoles...etc). Je maintiens que le discours sur la mafia est ambigu: ne pas oublier que Scorcese appartient à la bigoterie italo-américaine (entre autres influences dans ses films, cf le personnage de Travis Bickle qui n'est rien de moins que l'Antéchrist) qui partage avec les diverses mafias un grand nombre de valeurs. Ne pas oublier non plus que l'Eglise et le milieu ont souvent marché la main dans la main. Pour le dire de manière plus claire, je ne suis pas loin de considérer Scorcèse comme un sale con, tout en lui reconnaissant de grandes qualités de réalisateur.

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  5. C'est très bien "Les Affranchis", mais je préfère "Casino".
    Mais je vois ce que tu veux dire, Luc. Pour toi, "les affranchis", c'est la version originale, et "casino" un peu un copier-coller. Pour moi, "les affranchis", c'est le brouillon et "casino" l'oeuvre aboutie. dans "Casino" Pesci est encore plus hystérique, De Niro beaucoup plus central et puis et puis, y'a la Sharon Stone dasn certainement son meilleur rôle, et contre ça on peut pas grand chose.

    Ouais, les rapports tant dans le vraie vie que dans ses films de Scorsese avec l'Eglise et la mafia peuvent paraître ambigus, mais il faut quand même pas oublier qu'il s'est inspiré tant pour "les affranchis" et "casino" de faits et de personnages bien réels, et que surtout pour "casino" il y a eu de grosses "pressions" sur lui des familles des types plus ou moins cités dans le film, et qu'il y a à la fin avant le générique tout un laïus contorsionniste et alambiqué pour se justifier et éviter les représailles, voire pire... ce qui je l'accorde aussi, peut être interprété de la façon qu'on veut ...

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  6. @ Shuffle : oui, Scorsese est de culture catholique. Italien, quoi. Toute son œuvre est bercée par ça, par l'idée de pêcher et de rédemption. Il ne s'agit pas d'interview, pour mes sources, mais d'entretiens, nuance, et tu imagines bien que je possède pas mal de bouquins sur le sujet. Ca le cheville au corps. Comme le personnage d'Harvey Keitel dans "Bad Lieutenant" (de Ferrara, beaucoup plus bigot à mon avis). Que ses personnages aient des rapports avec l'Eglise (pas dans "les Affranchis" en tout cas) oui (dans "Mean Streets" notamment) mais il ne faut pas en déduire que le réalisateur ait ces mêmes accointances. C'est le milieu d'où il vient. Scorsese un sale con ? T'y vas fort. En quoi ses films font de lui un con ?!

    Et où on retiendra que tu aimes revoir "Magnum Force"...

    @ Lester : "Casino" est totalement addictif, on le sait. Parce que Scorsese a ce talent pour rendre passionnant tout ce qu'il touche, y compris "Hugo Cabret"... (que j'ai snobé, alors que...)Je suis d'accord, "Casino" c'est le modèle accompli, digéré, comme "Les Affranchis" est le brouillon. Mais quel brouillon ! C'est dans la manière de jeter ses idées tous azimuts, que le film est passionnant, et où le second est plus contrôlé. Et Sharon Stone, évidemment. Arrrffff... Sharon... Mais Joe Pesci, si sublime qu'il soit, reste une redite des "Affranchis", avec il est vrai, un bagage humain plus présent. J'aime les deux.

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  7. Remarque pertinente, Scorsese utilise souvent des histoires réelles : "Aviator", "Gang of NY", "Hugo Cabret", "Kundun", "La dernière tentation"... C'était qui déjà le héros là-dedans ?

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  8. Ce n'est pas ce que j'ai dit. Au contraire. Je reconnais la qualité de ses films. C'est le personnage et les "valeurs" qu'il traîne dans ses films (sous une forme ambiguë, tout le monde est d'accord là-dessus) qui m'horripilent. On ne m'enlèvera pas de l'idée que quelqu'un qui veut être prêtre à 14 ans a un sérieux pet au casque.

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