vendredi 24 mars 2017

LES SENTIERS DE LA GLOIRE de Stanley Kubrick (1957) du seconde classe Luc B.



Madame en bas, Monsieur en haut, et K. Douglas
La genèse des SENTIERS DE LA GLOIRE n’a pas été facile, le sujet du film n’ayant rien d’engageant. Aucun studio n’en veut, trop déprimant. A l’origine, un court roman du canadien Humphrey Cobb, écrit en 1935, relatant le procès de soldats français accusés de lâcheté par leur état-major. Kirk Douglas a aimé le précédent film de Stanley Kubrick, L’ULTIME RAZZIA, joli succès critique. Les comptes de la société de production Kubrick-Harris sont dans le rouge, et le contrat que va leur proposer Kirk Douglas, devenu nouvellement producteur, arrive à point nommé. Mais contraignant : ok pour cinq films, dont deux avec l’acteur en vedette, distribué par le studio United Artists. 

Douglas diffère le tournage, il joue au théâtre. Richard Burton et James Mason sont approchés. Gregory Peck entre dans la danse, sur les conseils de William Wyler, qui avait demandé à Kubrick de l’aider sur un scénario. Douglas voit le projet lui échapper, et reprend la main. Le contrat est verrouillé.

Un point gêne Kirk Douglas : le happy end. Il dit à Kubrick : « pourquoi tu as écris ça ? » Et Kubrick de répondre : « pour être commercial, je veux gagner de l’argent avec ce film ». Il a fallu cinq versions du scénario avant d’aboutir au résultat que l’on connait. Kubrick, qui n’avait pas renoncé à son idée, rajoute une dernière scène plus optimiste, avec la chanteuse allemande au mess. Accessoirement, la chanteuse en question, Christiane Harlan, deviendra madame Kubrick.

L’auteur de polar Jim Thomson participe à l’écriture, comme Calder Willingham, mais rien n’est clair dans cette histoire, il a fallu que le syndicat  des scénaristes rende une décision pour savoir qui créditer ! Le tournage a lieu en Allemagne, après que la France ait refusé. Ce qui permettait à Kirk Douglas d’y préparer aussi certaines scènes de VICKING de Richard Fleisher.

Ce film est un de mes Kubrick préférés, plus je le vois, plus je l’admire ! L’histoire est connue, comme l’issue commerciale du film, censuré en France (en pleine guerre d’Algérie, ça la foutait mal), en Belgique. Le film est diffusé mais à la condition qu'il soit précédé de la Marseillaise ! Le scandale attire le public. Puis plus rien pendant 25 ans… L’objet du délit ? Ce fait historique qu’il n’était pas de bon ton de relater : comment, en 1916, l'état major fit tirer sur ses propres soldats, pour les obliger à sortir des tranchées, et attaquer la Fourmilière, position allemande. Et comment trois poilus sont tirés au sort pour être exécutés, pour lâcheté et trahison.

Ce film me rappelle à plusieurs égards LA GRANDE ILLUSION de Jean Renoir. Kubrick oppose la vie des troufions, dans les tranchées, aux généraux aristocratiques qui végètent dans de somptueux châteaux, style XVIIIè… Kubrick a toujours aimé ce siècle, celui des Lumières, des philosophes, des découvertes techniques. Il le filme dans BARRY LYNDON, mais aussi dans 2OO1 (à la fin), dans les fantasmes d’ORANGE MECANIQUE. Kubrick oppose la magnificence de l’architecture, de l’art, à la vacuité ou la violence de ce qu’il s’y passe.

Kubrick montre l’angoisse et la boucherie des tranchées, avec ces travellings arrières éblouissants, lorsque le colonel Dax inspecte les troupes avant l’assaut. Des plans sublimes, virtuoses, comme ces travellings latéraux sur le champ de bataille. Les figurants ? 600 flics allemands, numérotés, pour mourir au bon endroit, au bon moment, filmés par six caméras. Celle qui suit Kirk Douglas, avec zoom, est tenue par Kubrick, au grand dam des opérateurs... Les syndicats, pointilleux sur qui doit faire quoi, devront s'habituer ! 

Des scènes auxquelles s’opposent celles des officiers, occupés à leur bal, sur fond de valse et de calculs politiques. Car le vrai théâtre des opérations se déroule dans des salons richement ornés. L’armée est contrôlée par des nantis, des carriéristes, des politiques. Dans FOLAMOUR, Kubrick en fera des dingues, des grands malades. Le film est souvent qualifié d'antimilitariste, mais Kubrick ne rejette pas l'Armée en soi (il en a filmé beaucoup, déjà dans son premier FEAR AND DESIRE). L’auteur fustige davantage la futilité, la vacuité, l’incompétence, l’imbécilité des donneurs d’ordres. La guerre est une folie, parce qu'elle est dirigée par des fous. Kubrick pourrait reprendre l'adage de Clemenceau : la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires.

Le procès des trois déserteurs se déroule dans une grande pièce, dont l’objectif grand angle accentue la solennité. Le sol est un damier noir et blanc - on sait le réalisateur féru d’échecs entre deux prises - et c'est ce que le film reflète : une partie d’échec, un jeu de pouvoir, entre tenants de l’autorité. Une autorité stricte et inhumaine, comme le souligne la géométrie des lieux, des déplacements. En amorce des plans, on voit des profils de visages en ombres chinoises. Témoins anonymes et muets. On laisse faire.

L'ordre, la symétrie
Le procès n’est qu’une vaste plaisanterie, une mascarade. L’issue ne fait aucun doute. Le colonel Dax, qui défend les soldats, y croit-il vraiment ? Il y va de l’honneur de l’état-major, Dax le sait. Et Kubrick le sait, qui enchaine direct avec les préparatifs de l’exécution, et les recommandations du sergent au peloton. C’est tout Kubrick, ça, se focaliser sur les détails techniques, pointer la grossièreté de la chose.

La mort filmée comme un cérémonial. D’abord un plan très large, à la grue, le château en arrière-plan, symétrie des formes. L’autorité a dit que. Kubrick utilisera souvent cette figure de style. Peu de musique additionnelle, au grand dam du compositeur, puisque le réalisateur choisit des sons de roulements de tambours, de clairons, pour parsemer sa bande son. Une dimension presque abstraite, annonciatrice de FULL METAL JACKET. 

Et l’art du montage. Après l’exécution, on enchaine, cut, avec l’apéro des gradés. Ça rigole, cigares et porto. Le cynisme n’a plus de limite quand le général Mireau félicite le colonel Dax : « vos hommes sont morts dignement ». Dax fulmine, menace, son supérieur Broulard, vieux singe quatre étoiles, sent le scandale arriver. Vite, protégeons l'institution, faisons sauter les fusibles.

Adolphe Menjou et Kirk Douglas
Stanley Kubrick filme une dernière scène. Des soldats fatigués qui écoutent une chanteuse, allemande, sommée de distraire l’assistance. Elle entonne son chant, maladroite. Les soldats rient, puis font silence, et l'émotion pointe son nez. Là aussi y’a du Renoir, la scène de la Marseillaise dans LA GRANDE ILLUSION. Kubrick tient à finir son film sur cette (petite) note d’humanité, avant que le colonel Dax ne les renvoie au front.

Le générique défile à l’envers : d’abord les troisièmes rôles, les seconds, puis les premiers, avec Douglas en dernier. Impérial, évidemment.

LES SENTIERS DE LA GLOIRE est un grand classique, tellement connu qu’on en oublie parfois qui en est l’auteur ! Kubrick n’y est pas encore le cinéaste par excellence, mais déjà sa vision se met en place. La rigueur des compositions, des mouvements d’appareil, les dialogues (c’était aussi un brillant dialoguiste), l’humain broyé par le conflit, l’autorité incompétente et cynique, la collusion des élites. C’est là où Kubrick frappe fort, les salauds, les nantis, sont à l’écran plus choyés que leurs victimes. On les déteste ! Comme le vieux et affable général Broulard, joué par le vétéran Adolphe Menjou, qui tournait déjà chez Chaplin dans L’OPINION PUBLIQUE (1922). On est moins dans un mélodrame que dans un théâtre de marionnettes, où le calcul domine pour la survie de classe, où la Raison broie l’humain. Un des thèmes récurrent du cinéaste.




NB  -  1h25  -  format 1:1.33

la bande annonce d'origine :


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11 commentaires:

  1. Dans mon top 3 des films de Kubrick avec "Barry Lyndon"(Le frère de Vincent...! :D) et "Full Métal Jacket".
    Tu sites "La grande Illusion" de Renoir, mais je trouve qu'il est plus proche du film "Les Croix de Bois" de Raymond Bernard que j'avais chroniqué il y a peut.

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  2. "Les Croix de bois", of course (j'avais préparé l'article pour la même occasion, mais deux guerres de 14 dans la même semaine, nos lecteurs se seraient lassés !) mais je pensais plus à la manière de traiter les classes sociales.
    Et concernant le "frère de Vincent", désolé Pat, mais... tu sors ! Tu passes au bureau de Rockin' et tu reviens avec un mot.

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  3. J'ai pas voulu faire l'armée sous Giscard ou Mitterrand, ratant du coup une brillante (?) carrière (??) dans la fonction publique (!!!), l'administration (!!!!) ou je ne sais où ...
    Quand j'ai vu ce film, j'ai compris que j'avais eu raison...

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  4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  5. On en avait déjà causé. Les Sentiers de la gloire n'est bien sûr pas un film antimilitariste. Au contraire. Le système qui conduit à la guerre, qui l'entretient, n'est pas remis en cause. La critique ne touche que ceux qui dévoient trop ouvertement ce système. Dax est l'archétype du "bon officier", paternaliste, aimé de ses hommes, mais qui les conduit quand même à la mort. Dans l'absolu, c'est un imbécile.

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  6. C'est de pire en pire pour passer un com....10 minutes....Commentaire effacé, bascule vers je sais pas quoi (compte blogger..., j'ai dû m'enregistrer sur un truc et je déteste m'enregistrer sur le net)). Ça devient lassant.

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  7. Shuffle : Je ne peux qu'être d’accord ("c'est un imbécile puisqu'il conduit des hommes à la mort") sauf que du point de vue de 14-18, cette réflexion est hors de propos. Il faut toujours replacer un film dans son contexte... Dax défend ses hommes, remet en cause l'élite militaire, il sait le sacrifice, l'injustice. Mais oui, il (Kubrick) ne remet pas en cause la guerre, et pour cause, cette guerre a eu lieu !! On a affaire à un film des années 50, qui parle des années 14... Mais le propos me semble universel. Mais, non de Dieu, est-ce ou pas un bon film ??? La réponse est oui, cent fois oui. Si Kubrick avait dû le faire 50 ans plus tard, les choses auraient été différentes... Voir "Full Métal Jacket", par exemple...

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  8. Le film est excellent, je suis d'accord.

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