lundi 8 janvier 2018

LES CRAYONS DE COULEUR par Jean-Gabriel Causse (2017) – par Claude Toon



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Préambule : Faites-vous attention à la couleur des voitures en remontant une longue avenue dans une grande ville ? Non ? Faites l'expérience. Petits, moyens ou grands modèles, nous avons : blanc (souvent sale), gris clair, gris foncé métallisé ou pas et noir. Bon, parfois une petite fantaisie colorée sur un modèle d'jeun ou vintage… Cette année avec Maggy Toon, on a acheté une nouvelle voiture, une 308 ; au choix : les nuances ci-dessus citées et bleu, du moins annoncé comme tel sur le bout de tôle noirâtre du vendeur. On a choisi le bleu, mais il est tellement bleu foncé qu'il apparait noir sauf en plein soleil où il vire enfin à la teinte bleu nuit (ce qui est plutôt bizarre de jour). Mais on l'aime bien quand même notre auto.
Est-ce l'univers grisâtre contemporain, pas uniquement au niveau des carrosseries, mais à longueur de temps, aux infos notamment, qui a inspiré à Jean-Gabriel Causse son roman cocasse ? Un monde où tout devient gris ; une disparition soudaine des couleurs… Bigre, j'anticipe, reprenons l'affaire au début.

Rien de surprenant que Jean-Gabriel Causse nous convie à une aventure de cette nature. Bien au-delà de ses talents d'écrivain, notre auteur est un designer spécialiste des couleurs et de leur influence sur nos comportements. Il a publié en 2014 L'étonnant pouvoir des couleurs, un essai plutôt scientifique qui a fait un tabac. Et ça me plait de partager à travers une fiction l'une de nos passions réciproques : les liens entre les couleurs et notre psychisme. Lors d'entretien de recrutement de jeunes ingénieurs, j'utilisais le test de Max Lüscher, psy suisse disciple de Jung. Un jeu de huit cartes de couleurs que le candidat doit éliminer à partir de celle dont la teinte le séduit le plus et ainsi de suite, indépendamment de tout critère objectif (objet, vêtement). On obtient une palette qui permet de décoder les grandes lignes du tempérament d'une personne. Ce n'est pas un diagnostic, mais l'image d'un profil émotionnel qui permet d'anticiper le type d'encadrement qui conviendra au mieux à un débutant. Et en plus, ça marche !
Je m'écarte peu du sujet, notre perception des couleurs est une notion passionnante et mystérieuse. Ainsi, pourquoi Maggy voit-elle le turquoise plutôt vert et moi plutôt bleuté. Une histoire complexe de rétine, de cônes et de bâtonnets…

Dans un tel roman qui flirte avec le fantastique, les personnages principaux sont hauts en couleurs, logique !
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Arthur, ex cadre dynamique est devenu un loser. Trois ans de chômage, le pôle emploi rarement, le bistrot au quotidien. Il finit par obtenir un petit job dans une fabrique de crayons de couleurs, chez Cluzel. Mouais, Photoshop, Paint shop, machin shop ont terrassé le marché des beaux crayons bien rangés dans une jolie boite. La faillite ne tarde pas… Arthur est fasciné par les couleurs au point de mater sa jolie voisine, pour une raison étrange et peu perverse. Il se désintéresse de ses attirants atouts féminins pourtant visibles (la jeune dame porte un peignoir mal fermé). Par contre, il biche face aux lunettes vertes qu'elle porte en permanence. Bizarre ça…
Charlotte est ladite voisine. Pourquoi les lunettes ? Charlotte est aveugle et par ses autres sens affutés sait qu'Arthur l'espionne. Ça l'irrite, mais sans plus😊. Et comme Jean-Gabriel Causse cultive les paradoxes, Charlotte est une spécialiste mondiale des couleurs, une thésarde pointue. Concept idiot ? Non, car comme déjà expliqué plus haut, les couleurs ont leur propre vie scientifique : la mécanique ondulatoire des photons, le cercle chromatique de Newton, la biologie de l'œil ; il ne lui est pas indispensable de voir pour être savante… Charlotte a une fillette fan de dessin, Louise.
Ajay, un indien dont le rêve était de conduire un taxi jaune de New-York. Il a même bravé la règle des castes pour réaliser sa passion, jusqu'à se faire chasser par sa famille. Ajay aime le jaune, il y a un marsupilami accroché au rétroviseur… Ajay sera l'un des premiers témoins d'une catastrophe mondiale…
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Ajay découvre un matin que son taxi est gris, que le marsupilami arbore une teinte sinistre. Arthur voit les derniers crayons fabriqués munis d'une mine noire HB. Charlotte, elle ne voit rien, mais animatrice à la radio, elle constate que l'information se répand comme une traînée de poudre. Toute l'humanité est touchée par le phénomène morbide. Ben oui, morbide : les œufs gris coupent l'appétit, votre jolie blonde aux yeux bleus se métamorphose en quinquagénaire aux cheveux grisonnants.
Bon Ok, ceux qui ont connu le cinéma en NB avaient des notions, mais quelle tristesse, pire que la terre des damnés de Glen Cooper (Clic). Le monde en gris se fiche des nuances subtile d'un Josef von Sternberg ou d'un Harcourt. Notre planète repeinte par Jean-Gabriel Causse est devenue moche et déprimante. Le gris : la couleur des rats, beurk !
Même les sympathiques chats de notre amie Cat sont devenus gris souris (pas pu m'en empêcher). Mais question importante : ils sont réellement gris ou nous les voyons virtuellement gris ?
Charlotte et des scientifiques phosphorent… les théories abondent. Pourquoi pas une épidémie mondiale d'achromatopsie (absence de perception des couleurs, un syndrome congénital) ? Et oui, on va découvrir plein de choses dans ce thriller polychrome savoureux à l'intrigue monochrome.
L'écriture de Jean-Gabriel Causse tourbillonne en douce folie pour décrire les implications de la situation : du gris à lèvres aux roses noires (que seul Karl Lagerfield, génial mais toujours sapé comme un croque-mort de luxe, apprécie). Un ballet cynique mais infiniment drôle et caustique de figures de style et de métaphores ; par centaines. La vision angoissante d'une humanité gagnée par la déprime, qui boulote des psychotropes à la louche, et retrouve le chemin des églises et des sectes apocalyptiques… À tout hasard… Quelle belle langue française que l'on croit parfois perdue à lire la production actuelle de thrillers et de polars aux traductions approximatives !

Un article déjà long pour ne présenter pourtant que le postulat de départ de ce roman surprenant. Les couleurs seront-elles de retour ? Je ne vous dirais rien sauf que Arthur, Charlotte et Louise vont se retrouver plongés dans un imbroglio picaresque pour assurer le sauvetage de nos couleurs. Ils seront rejointss par Ajay et auront même affaire aux triades chinoises. Une course poursuite pittoresque.
J'adore le style narratif qui compose une partition d'une centaine de chapitres de deux ou trois pages qui s'enchaînent comme des sketches. Un vocabulaire riche, du rythme, pas de coquetterie rédactionnelle, de l'humour de bon goût. Un ado qui aime les livres et la féerie appréciera. Un conte et aussi un pamphlet sur notre société qui trop souvent broie du noir ; l'un des meilleurs livres que j'ai lus cette année.
Jean-Gabriel Causse résume très bien l'esprit de son ouvrage en citant Pierre Dac : "Si la matière grise était rose, le monde aurait les idées moins noires".
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Même le monde de l'art en voit de toutes les couleurs dans ce roman décidément pédagogique : le cours des tableaux de Mark Rotko dégringole à quelques milliers de $, tandis que celui de notre compatriote Pierre Soulages grimpe à plusieurs centaines de millions de $ !!! Je n'explique pas pourquoi, deux exemples suffisent 😊. J'adore les œuvres de Soulages. Les vitraux de Conques, un miracle !
Mark Rotko
Pierre Soulages

Flammarion : 320 pages

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