mardi 2 janvier 2018

JACQUES BREL L'HOMME DE LA MANCHA (1968) par Pat Slade




Au mois d’octobre 2018, cela fera déjà quarante années que le grand Jacques Brel aura mis le large pour les Marquises, mais la trace qu’il a laissée restera profonde.




Le rôle d’une vie





En mai 1967, Brel abandonne la scène et les tours de chants. Il commence à naviguer mais continue à enregistrer et il commencera à tourner pour le cinéma. Mais la scène lui manque et en octobre il va reprendre le rôle d’Alonso Quijano plus connu sous le nom de Don Quixote de la Mancha, le héros du roman de Miguel de Cervantès, un chevalier idéaliste, complètement en décalage mais généreux. La première rencontre avec le chevalier à la triste figure date des années 40. Brel n’était pas un mauvais élève, mais il ne fréquentait pas les premières places. Il recevra tout de même un prix, ce sera la première rencontre avec le héros de Cervantès et le professeur qui eut le bon goût de lui attribuer ce prix avait peut-être ressenti le caractère généreux et fantasque de son élève.

Tout va commencer un jour de 1966 alors que Miche son épouse de retour d’un voyage à New York ramène à Jacques Brel le disque «Man of la Mancha» la bande son du spectacle d’après le livret de Dale Wasserman (Scénariste du film «Les vikings» avec Kirk Douglas) créé au Mark Hellinger théâtre de Broadway en 1965. Il est tellement passionné qu’il prend l’avion pour aller assister aux représentations au Carnegie Hall. Il va voir et revoir le spectacle cinq fois consécutivement. Il est sous le charme et bouleversé à la fois, et imagine présenter le spectacle à un public francophone. Il va immédiatement contacter les producteurs pour obtenir les droits d’adaptation en français  et se réservera le rôle titre avec lequel il se sent en parfaite adéquation. Une fois toutes les démarches faites, les répétitions débuteront à l’été 1968.


Dario panca et Don Brel de la Mancha
Jacques Brel est la plus grande vedette française du music-hall et il va devoir se familiariser avec le travail en équipe, avec une mise en scène précise et pour la première fois, une musique qui ne sera pas la sienne. Il acceptera toutes les contraintes et trouvera même un certain plaisir à redevenir un élève. Il s’applique à tout apprendre et il doit aussi se faire acteur, lui qui n’avait jamais joué la comédie et chanté sans micro. Ses compagnons de scène ne sont pas des inconnus, le rôle de Sancho Panca est tenu par le turc volubile Dario Moreno, Joan Diener créatrice du rôle et épouse du metteur en scène Albert Marre (Qui fera la mise en scène du spectacle à Broadway) jouera celui d’Aldonza (Dulcinéa) même si cette dernière ne parle pas un mot de français. Depuis le début des répétitions, Brel perd 10 kilos, il ne pèse plus que 68 kilos pour 1,81 m : «Quand je chantais seul, je mouillais la chemise, maintenant je la mouille deux fois». Prévue pour trente représentations, la pièce est créée en octobre 1968 au théâtre royale de la Monnaie à Bruxelles, deux heures d’un spectacle hallucinant avec un tendre Sancho-Moreno qui avoue : «Je pleure tous les soirs de vraies
Sancho Moreno :"il meurt trop bien"
larmes. C’est
Brel, il meurt trop bien. Ca me bouleverse
». Tous les soirs, avant d’entrer en scène, derrière le rideau, Jacques Brel embrasse son Sancho Panca comme s’il pressentait la séparation de leur couple pourtant indissociable. C’est un triomphe, toutes les représentations bruxelloises se joueront à guichet fermé. Les membres de la famille royale se déplaceront pour applaudir un homme qui se vieillira de vingt ans pour rentrer dans la peau de son personnage. Don Quichotte avec un accent Flamand devient un héros Brélien, il ne joue pas Don Quichotte, il l’est.

L’adaptation francophone est (Tout cocorico à part) supérieure à l’originale, même le journal américain Variety avouera : «Loin d’être une copie, cette version «gauloise» est supérieure à la version londonienne… Avec Jacques Brel, une vedette de nature exceptionnelle».  

 
Brel - Robert Manuel
C’est une telle réussite que le producteur Jean-Jacques Vital décide de monter la comédie au théâtre des Champs-Elysées. Il engage l’ensemble de la troupe pour une durée minimale de cinq mois. Pourtant tout n’ira pas comme prévu et paraitra un instant compromis, Jean-Jacques Vital est atteint d’un infarctus et Brel lui-même est victime d’une intoxication alimentaire, mais surtout Dario Moreno, celui que l’on embrassait derrière le rideau rouge va mourir subitement le premier décembre d’une hémorragie cérébrale à l’aéroport d’Istanbul. Mais ce n’est pas sans compter la force de caractère de Brel. Il faut trouver un remplaçant capable de pouvoir apprendre le rôle en cinq jours. Et c’est Robert Manuel qui va relever le défi et réussir ce tour de force. Comme il était au Conservatoire toute la journée et jouait au théâtre le soir, il répétait après minuit et Brel passait toutes ses nuits avec lui pour travailler.


La pièce sera présentée au public parisien le 10 décembre 1968 et, comme Brel s’est authentifié au rôle de son personnage, il offre la recette de la première représentation à la recherche médicale. Ce sera le triomphe de la saison théâtrale 1968-1969, la presse sera dithyrambique. Le spectacle tiendra l’affiche pendant cinq mois devant une salle chaque soir archi-comble jusqu'à ce que Brel, épuisé, annonce qu’il abandonnera après la cent-cinquantième représentation.
Le spectacle est réclamé partout, en Suisse, en Italie jusqu’aux Américains qui ont vu Brel à Paris et lui proposent un pont d’or pour reprendre le rôle à Broadway, il refusera, mais il n’échappera pas toutefois à la gloire outre atlantique. Au Canada des dates étaient prévues pour l’automne 1969, le producteur va les annuler dès lors que Brel n’y participe plus. Les partenaires (Dont Robert Manuel) qui avaient réservé leur calendrier, vont se retrouver en procès avec le producteur en question. Lors d’une réunion chez le juge à Paris, avant l’audience, Brel, avec élégance, proposera de les indemniser coupant court à toute poursuite.

Brel - Joan Diener
Le succès était garanti pour deux ans au moins, en février 69 Brel s’arrête pour dix jours, il n’a plus besoin de maquillage pour paraître décharné. Des consignes formelles le protègent des paparazzis. Pourtant il reprend le rôle jusqu’à la cent-cinquantième, on parle d’anémie : «Je souffre officiellement d’une gastro-entérite, c’est tout» En fait, il vient d’apprendre la nature de son mal. Le producteur pense à lui trouver un remplaçant, mais il devra abandonner l’idée. Tous les acteurs pressentis alors pour lui succéder auront les mêmes mots : «On ne peut pas passer derrière Jacques Brel».

Le 17 mai 1969 s’achève l’ultime représentation. Brel a réussi la ou personne n’aurait osé s’aventurer. 

La bande son écrite pas Mitch Leigh lui vaudra deux Tony Awards en 1966. Entre morceau de bravoure avec «L’homme de la Mancha» qui ouvre le spectacle et le disque ou chose étrange, ce n’est ni Dario Moreno et ni Robert Manuel qui chante le rôle de Sancho Panca, mais un acteur français du nom de Jean-Claude Calon qui jouera souvent sous la baguette de Bertrand Tavernier. On trouvera aussi Armand Mestral et sa voix de basse que Brel retrouvera la même année dans le film «Mon oncle Benjamin» ou il gardera les cheveux longs pour la circonstance. Joan Diener a une voix qui rappelle un peut Teresa Berganza avec un peu plus de vibrato. Parmi les 13 titres du disque «La quête» est celui qui va rester avec un Brel qui le chante avec ses tripes. Le dernier titre «La mort» n’a rien à voir avec la chanson du même titre que Brel a chanté et qui commençait par un Dies Irae des années auparavant. 

Ce n’est pas l’album le plus connu de Jacques Brel, mais c’est une curiosité à connaitre et à écouter.    



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