jeudi 31 mai 2012

SEVEN de David Fincher (1995) par Claude Toon



Le Serial Killer fascine. Les films consacrés au "monstre" sont nés avec le cinéma parlant. Qui ne se rappelle pas de Peter Lorre pétrifié, les yeux fous, devant la vitrine du marchand de couteaux dans "M le maudit" de Fritz Lang, à l'aube du parlant en 1931 ? Certains films s'inspirent de faits divers réels résolus comme dans "Monster" de Patty Jenkins chroniqué par Vincent ou, à l'inverse, évoquent des mystères irrésolus, plongeant le spectateur dans l'impasse comme "Zodiac", également de David Fincher.
Bien entendu, la fiction s'est emparé du thème et fait recette malgré l'interrogation qui se pose quant à l'intérêt que nous éprouvons face à des histoires aussi macabres. Serions-nous des voyeurs qui déléguons aux cinéastes le droit de mettre en scène le reflet de notre hyper violence inconsciente ? Allo M. Freud…  Les SS n'étaient-ils pas autre chose que des Serial Killer sataniques munis d'une carte professionnelle ?
Il y a des fictions qui innovent avec des scénarios diaboliques comme dans "le silence des agneaux" de Jonathan Demme d'après le roman de Thomas Harris. Et puis il y a le film glauque de service qui se vendra bien, et je pense à "Le collectionneur", petit film oubliable tourné par Garry Fleder deux ans après Seven, avec encore Morgan Freeman dans le rôle principal.
Enfin, on assiste à la prolifération de films plus horrifiques que policiers, gores voire vomitifs, tournés à la hâte pour les ados en mal de sensations fortes et cherchant tous les moyens pour "réconforter" la copine qui frissonne. Je cite en vrac : l'incontournable "Massacre à la tronçonneuse" de Tob Hopper vaguement sauvé par l'humour, et les imbécilités racoleuses et malsaines de la veine de "Hostel".
SEVEN est le film qui abandonne le spectateur en plein champ (comme les protagonistes), sans réponse sur l'éternelle question de la définition du bien et du mal absolu, en équilibre instable sur ce fil tenu qui se nomme moral. 

David Fincher, un regard sans espoir ?


SEVEN est le second film de David Fincher. Le cinéaste a alors 33 ans. Il a  déjà tourné l'excellent Alien 3 et s'apprête à réaliser en 1999 un film qui ferra débat : Fight Club. (Entre temps, Il mettra en scène The game en 1997.) Il y a de fortes similitudes d'inspiration entre les trois films. L'univers de Fincher est déjà en place dès le troisième opus de la saga Alien. Sur une planète hostile, des taulards sans gardiens ont recréé une forme de religion sectaire qui permet à la communauté de survivre. Des thématiques analogues structurent les trois films : l'affrontement du bien et du mal, le pouvoir des prédicateurs autoproclamés, et l'intrusion dévastatrice d'une entité démoniaque dans un fragile équilibre social. Il n'y a qu'un pas pour considérer dans SEVEN le tueur inspiré par les sept péchés capitaux comme un nouvel alien déshumanisé, un prédateur qui bouleverse les codes moraux acceptés comme une loi intangible pour la collectivité, mais inappliqués par la multitude. Pour Fincher, ces contradictions psychologiques destructrices sont vraies, tant dans la microsociété carcérale perdue aux confins du cosmos que dans la jungle urbaine d'une mégalopole sinistre qui, dans SEVEN, ne porte pas de nom.
Dans Fight Club, la violence de l'individu érigée en dogme par un aventurier messianique, à la frontière du démon incarné, conduira également une milice sous influence à renier ses codes vertueux, à évoluer vers l'implosion des personnalités. Dans une société consumériste et faussement démocratique, les individus vivent leur identité déterminée par l'éducation comme des automates. Tyler Durden (Brad Pitt) est encore un "alien" qui fait sauter les verrous des refoulements pour dévier les conflits intérieurs vers des violences physiques pures et… désirées. Certains ont cru voir dans Fight Club une apologie de la bestialité et le film a déplu. Traité comme un conte morbide, Fight Club est à mon sens un reflet effrayant des mécanismes de suggestion des masses qui conduisent à tous les fanatismes aveugles.

7 péchés capitaux, 7 victimes, 7 jours …

Le scénario de SEVEN est linéaire et habile. William Somerset, un inspecteur à quelques jours de la retraite va devoir faire équipe avec un jeune chien fou, inspecteur lui aussi, David Mills. Ils doivent enquêter d'abord séparément sur deux meurtres assez horribles. Un obèse végétant dans un infâme gourbi a été obligé sous la menace d'une arme de s'empiffrer de spaghettis jusqu'à l'explosion fatale. Un avocat parvenu, défenseur des pires fripouilles et plein aux as, est mort saigné à blanc après avoir dû se découper ses poignées d'amour, lui aussi contraint de se mutiler sous menace de mort ! Quand les deux flics découvrent les graffitis "Gourmandise" et "Avarice" sur les scènes de crime, la présence en ville d'un serial killer obsédé par l'éradication des péchés capitaux est évidente. Curieusement le monstre laisse volontiers des indices qui vont conduire nos deux hommes rapidement à la troisième victime, "la paresse". Ils font désormais équipe. Il semblerait même que l'homme cherche à être démasqué. Il est identifié sous le nom de Jonathan Doe. Par provocation, Il attire les policiers et glisse plusieurs fois entre les doigts de Somerset et David…
Je ne déflore pas les secrets de l'enquête. Jour après jour, les deux hommes tentent l'impossible pour enrayer la machinerie. Les victimes se succèdent, "La luxure", puis "l'orgueil". Et puis John Doe se constitue prisonnier après avoir eu "Envie"(*) de partager un moment de vie avec Tracy, la jeune épouse de David, et commit ainsi son propre péché. Face à l'indicible, David ne peut que céder à la "colère" et dans un final d'Apocalypse abattre Doe.
(*) Pour St Thomas d'Aquin, "l'envie" est un désir compulsif et incontrôlable de nuire, de jalouser, etc..

 Personnages en quête d'identité


Somerset (Morgan Freeman) a le sentiment d'atteindre le crépuscule d'un destin inabouti. Il vit seul dans un appartement défraichi paraissant trop grand car exempt de vie. Seul au milieu d'un lit trop large, il écoute les yeux dans le vague un obsédant métronome, symbole du décompte d'une vie de droiture et d'obéissance aux règles. La chasse de John Doe aura raison de cette apparente placidité quand Somerset brisera de rage ce témoin pendulaire d'une vie gâchée, d'une vie sans compagne ni enfant. La force de la mise en scène de Fincher est de montrer que John Doe corrompt les certitudes de Somerset à travers ses crimes et les milliers de cahiers d'écrits pseudo-théologiques trouvés dans sa tanière.
Quand Tracy Mills (Gwyneth Paltrow), cachant sa grossesse à David demande conseil à Somerset sur l'opportunité d'avoir un enfant ou d'avorter, celui-ci replonge dans la lointaine souffrance d'avoir refusé un jour de devenir père dans un monde inhumain. Il ne sait que la troubler, l'abandonner face au choix paradoxal entre le bonheur d'enfanter et la responsabilité d'amener un enfant à se débattre dans un enfer urbain et décadent. Somerset devient lui-même un moralisateur de l'obscur, opposant à égalité la destruction d'un innocent encore invisible et insouciant, au courage de combattre, de tenter de construire un être adulte aimant et droit.
Comme John Doe, Somerset ne résout pas l'inéquation bien vs mal car il a perdu les repères qui délimitent ce concept, que ces repères renvoient à des références éthiques ou religieuses ou soient plus naturellement acquis par des choix justes, guidés par sa propre humanité.
Contrairement à Somerset, David (Brad Pitt) croit encore que tout est permis pour arrêter un criminel. Il essaye au mieux de suivre la ligne droite, et de consolider un couple malmené par son métier. Un couple qui pourrait se lézarder en même temps que l'esprit du jeune inspecteur est gagné par la rage, car confronté à l'indicible, et que s'accumulent ses écarts par rapport au règlement pour gagner du temps. Il va être broyé par son enquête, obligé de l'intellectualiser en épluchant les lectures de Doe, de l'Enfer de Dante aux gravures ténébreuses de Gustave Doré en passant par Saint Thomas d'Aquin qui a définit les 7 péchés capitaux. La ville et ses lieux de perditions, et même le métro qui fait trembler sans fin son appartement, se liguent pour le déséquilibrer. Et pourtant, c'est ce côté ingérable qui lui permet de découvrir l'antre de la folie de Doe et d'y pénétrer sans mandat. La nécessité justifie-t-elle l'entorse à la loi ? Encore une interrogation décochée par Fincher.
Dans le générique, Fincher omet volontairement le nom de l'acteur interprétant Johnathan Doe pour ne pas nous imposer un visage avant l'avancée de l'enquête. Lors de la poursuite avec David, on ne voit qu'une silhouette, une paire de chaussures et un flingue. Kevin Spacey apparait tard, au moment de sa reddition. En 1995, l'acteur est déjà célèbre. Et là où le spectateur est en droit d'attendre une brute tatouée ou un Raspoutine imberbe au regard halluciné, il se trouve face au visage rond, bon enfant, au regard doux et imperturbable d'un type banal à l'apparence de père de famille. On ne saura rien sur lui, l'homme n'acceptera que de conduire la police à l'endroit où il aurait enfoui les deux derniers corps, piège suprême (voir le résumé). Il ne se défend pas, soliloque sur ses sincères motivations tandis que la voiture file vers l'endroit prévu, bref un type certain de son bon droit de justicier, de garant des lois divines.
Là est la contradiction volontaire du récit et de la personnalité du tueur, l'originalité du scénario. Tuer n'est pas un péché capital au sens strict, et John Doe justifie ses crimes comme un début d'élimination sociale de ceux qui à ses yeux commettent ces sept péchés, péchés qui sont les causes de la décadence qu'il vomit ? Il a raison si on considère que succomber à l'un, ou plusieurs des péchés dits capitaux, peut conduire au meurtre qui devient alors une simple conséquence, un regrettable effet collatéral. Imprégné de sa théologie aberrante du mal, Doe ne peut donc échapper à sa logique en se réservant une violation morale parmi sept à laquelle il ne doit pas survivre.

Une caméra dans l'obscurité


Le film adopte une trame à contre-courant des schémas usuels des thrillers Hollywoodiens. SEVEN se veut un film d'action, un polar hyper réaliste. Pourtant, pas de course de bagnoles et de destructions pyrotechniques. Le suspense et le frisson naissent du sentiment d'impuissance et de haine des deux flics face à une montagne de faits, de preuves, de témoins laissés en état de choc ("La luxure"). Seul David tentera une incursion dans la bravoure en poursuivant le suspect, pour ne récolter hélas que plaies et bosses, englué sous la pluie entre un tas d'ordure et la benne venue les ramasser, un canon d'automatique sur la tempe. Ah, si Bruce Willis voyait cela !
Le film recourt à une unité dans les lieux et les lumières. On parcourt des intérieurs minables, rupins ou encore des bordels clandestins où la fureur de la musique anesthésie toute pensée. Il fait toujours nuit ou presque et il pleut en permanence, une pluie qui détrempe les corps et moisit les taudis. Un des rares moments de sage réflexion a lieu dans une bibliothèque chichement éclairée par des lampes de bureau d'un vert criard. Les rouges (hormis celui du sang) et les jaunes sont quasiment absents des choix du chef opérateur Darius Khondji.
David Fincher décide d'échapper à ce cloaque pour la dernière partie en entraînant Somerset, David et Doe à l'extérieur de la ville surpeuplée. Un champ pelé, immense, sans fin et hérissé de pilonnes haute-tension pour nous rappeler que même en fuyant, la ville n'est jamais loin. C'est en ce lieu faussement isolé, qu'à la façon d'une tragédie antique, va se jouer pour David le dernier acte, choisir entre la colère et la clémence, utiliser son droit légitime de punir de mort Doe pour venger Tracy, ou sauver son âme.

Les derniers plans débouchent-ils sur le néant ? John Doe a-t-il gagné ou perdu ? Il est mort victime de lui-même, d'avoir commis le péché "d'envie". Somerset se retrouve à soutenir l'épave de David, un homme encore jeune, atone sur un siège de voiture, sur lequel il doit veiller comme sur le fils qu'il n'a pas voulu avoir. "Prenez-bien soin de lui" répète-t-il en boucle aux policiers. C'est peut-être cet unique lueur d'affection qui réfute tout crédit à la quête de justice morale de John Doe. Elle n'est pas celle d'un ange exterminateur, mais celle d'un envoyé de l'enfer. Somerset, à travers la tragédie, va devoir assumer l'une des plus belles et difficiles des missions, celle de la paternité même temporaire. Somerset sait qu'il ne peut pas, n'a pas le droit de se dérober.

Vidéos


Générique et bande annonce (en VO)


Réalisation : David Fincher (1995) sur un scénario d'Andrew Kevin Walker (127 min)
Brad Pitt (David Mills), Morgan Freeman (William Somerset), Kevin Spacey (John Doe), Gwyneth Paltrow (Tracy Mills).
Musique : excellente B.O. alliant deux suites d'Howard Shore (complice de toujours de David Cronenberg et auteur de la musique du Seigneur des Anneaux) plus des standards plus ou moins nostalgiques de Bach,  Marvin Gaye, Billie Holiday, Charlie Parker, Thelonious Monk, et des morceaux plus hard de Gravity Kill, etc…



4 commentaires:

  1. Oui, OK avec ta dernière phrase. En même temps, il n'a plus que ça à foutre...Ce qui n'enlève rien à la difficulté...

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    1. Merci Juan.
      Dans une scène "alternative" non tournée et présentée en Story Board dans les bonus, c'est Somerset qui abat Doe avec ce dialogue :
      - Qu'est-ce qu tu fais ? (David)
      - Je prend ma retraite..... (Somerset) et le film se termine là.
      C'est moins éprouvant, mais Fincher a du penser que ce film se terminerait ainsi en style "Western" d'une manière illogique et avec un ton trop sarcastique franchement décalé.

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  2. pat slade31/5/12 10:52

    C'est une chronique sur un film,mais ce pourrait être aussi un mémoire ou une thèse pour une école de cinéma ! Quelle présence ( prestance ?) dans le détail. Des scènes au personnages en passant par l'éclairage ! Je crois que le journal "Première" n'aurait pas fait mieux.
    Un vieux policier presque en retraite et un jeune flic chien fou ,ça me rappel un peut "L'arme fatal",mais la s'arrête la ressemblance! Dans certaine scène ,l'accessoiriste a du dévaliser un stock de boite de spaghetti de chez E.D ou LIDL; Comme pour la paresse un magasin de Norauto a du être vidé de son rayon de sapin odorant !!
    Mais "Seven" est un film qui a marqué les esprits par son coté glauque et un peut morbide comme le "silence des agneaux" !
    Et tous ceci donne une envie de le revoir !

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  3. Big Bad Pete31/5/12 11:17

    Tu as enfreint une règle essentielle...
    "On ne doit pas parler du Fight Club"...
    Aïe, aïe, aïe...

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