vendredi 17 octobre 2014

LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI de Robert Wiene (1919) par Luc B.


LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est tourné en 1919, dans une Allemagne dévastée politiquement, humiliée. En Europe se développe des courants artistiques inédits. L’Expressionnisme, le Futurisme en Italie, le Dadaïsme en France… L’heure est à l’expérimentation, et au rejet de toute représentation de la réalité. Parce que franchement, la réalité, elle n’est pas fameuse en ce moment… Et puis l’Allemagne est ruinée, le temps des grandes fresques cinématographiques est révolu (ça reviendra en vogue avec les Nazis dans les années 30). Ajoutons au tableau l’engouement pour le spiritisme, l’ésotérisme, la psychanalyse, qui va nourrir le cinéma allemand, à commencer par DOCTEUR MABUSE de Fritz Lang.

C’est le producteur Erich Pommer qui est à l’initiative du film, dont la préparation est faite avec Fritz Lang, qui amènera l’idée du flash-back et du traitement de l’image. Mais pour la réalisation, occupé par d’autres projets, il passe la main de Robert Wiene. Dont LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est le film le plus célèbre.

Au début du film, un jeune homme, Franz, assis sur un banc, parle à un autre homme, insiste pour lui raconter son histoire, une suite de drames terribles… Flash-back… Lors d’une fête foraine, Franz et son ami Alan assistent au numéro du docteur Caligari, qui prétend que son assistant Cesare, somnambule, peut prédire l’avenir. Alan demande : quand mourrai-je ? Le somnambule répond : avant l’aube. Ca jette un froid. D’autant qu’Alan se fait poignarder, dans son lit, quelques heures plus tard. Et d’autres crimes sont commis en ville. Franz a des doutes sur ce docteur Caligari, et soupçonne Cesare d’être le tueur. Il se confie à la police, on met tout le monde sous surveillance, et patatras, Jane, la fiancée de Franz est enlevée en pleine nuit, par Cesare

Pour la première scène, les images sont réaliste, y’a le banc, un arbre, un mur, on voit Jane qui passe dans une allée. Mais rien pour nous indiquer vraiment où on se trouve. Quand le récit de Franz commence, on plonge dans un monde chaotique, avec les décors traités à la mode Expressionniste. Décors qui sont des toiles peintes (ce qui a contribué au faible budget du film, une pierre deux coups) représentant vaguement des rues, des maisons. Les perspectives sont biseautées, les lignes de fuites tronquées, les portes et fenêtres sont de guingois, de grandes rampes d’escalier anguleuses traversent l’écran. Jusque dans les intertitres, magnifiquement composés.

CALIGARI tient davantage de l’œuvre graphique, c’est le premier film expressionniste, qui pousse la logique jusqu’au bout, et qui la justifie, comme la suite du scénario le montrera. Pourtant, la première demi-heure est un peu mollassonne, le scénar se traine un peu, le jeu des acteurs parait outrancier. Et question mise en scène, trois valeurs de plan, toujours fixes, on filme dans l’axe. La prouesse n’est pas dans la caméra, comme dans les films de Lang ou Murnau  [clic vers L'AURORE].

Et puis ça s’emballe, lorsque Caligari est reconnu comme instigateur des meurtres. Franz le poursuit, jusque dans un asile. Le personnel lui conseille de parler au directeur, qui s’avère... être Caligari ! Les images traduisent alors l’angoisse de Franz, sa peur. L’intérieur de l’asile ressemble à un tableau de Giorgio De Chirico, avec ces trois escaliers, ces colonnes, ces drapés. Et surprise, un pensionnaire de l’asile s’avère être l’homme à qui Franz parlait au début du film, sur son banc…

Caligari s’enfuit de nouveau (là encore, le scénario n’offre pas de suspens particulier, il déroule les faits sans accrocs), et Franz en fouillant son bureau va découvrir le fin mot de l’histoire. Caligari tente l’expérience de contraindre par l’hypnose un somnambule de réaliser des actes odieux, qu’il n’exécuterait pas en état d’éveil. Et quoi de plus odieux que des meurtres ! Cesare est la victime de cette expérience.

Il y a une scène incroyable, où Caligari se voit menacer par des mots, des phrases, en surimpression sur les murs, puis qui inondent l’écran, composés en spirale, clignotants. Les auteurs jouent avec la calligraphie, l’architecture, la peinture, pour créer un monde menaçant, paranoïaque. Wiene use de filtres de couleurs (procédé en vogue dans le film muet) avec ce plan étonnant où personnage appuie sur un interrupteur. On passe du filtre bleu au jaune, symbolisant la lumière qui s’allume. Ou encore, ce montage parallèle entre Franz et les médecins de l’alise qui lisent le journal de Caligari, et l’illustration en image de ce récit, avec deux ouvertures-fermetures au noir simultanée à l’écran.

Mais le plus fort reste à venir. On retrouve Franz sur son banc, à la fin de son histoire. Il se lève et entre dans un bâtiment : l’asile ! Mais que fait-il là ? Il y était donc depuis le début ? C’est lui, Franz, qui nous a raconté l’histoire, mais s’il est à l'asile, c'est qu'il est fou ! Quel crédit apporter à son récit ? C’est l’exact principe du livre (et du film) SHUTTER ISLAND. Et l’idée géniale du film. Représente-t-on à l’image un cauchemar, une réalité cauchemardesque, où les délires hallucinés d’un fou ?  

Dans le rôle de Cesare, c’est l’acteur allemand Conrad Veidt, immense star, contraint de fuir l’Allemagne nazie parce que mariée à une juive, qui fit carrière aussi à Hollywood, en Angleterre, et en France. Dans le rôle de Franz, l’acteur Friedrich Fehér, qui honnêtement ne va pas marquer son époque… 

LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI est le film fondateur d’un style. Moins un film d’auteur qu’une œuvre collective, Robert Wiene ne récidivant pas l'exploit. Le style marquera profondément le cinéma allemand des années suivantes, comme NOSFERATU de Murnau, LE CABINET DES FIGURES DE CIRE, MABUSE, pas forcément avec des décors peints, mais avec des jeux d’ombres et de perspective accentués. Style qui influencera lui-même le cinéma fantastique des années 30, comme FRANKENSTEIN, ainsi qu’Orson Welles dès CITIZEN KANE, et tout le courant du Film Noir (dont beaucoup de réalisateurs venaient d’Europe) ou encore Tim Burton, et pourquoi pas le récent SIN CITY et les Comics américains.

"Das Cabinet des Dr. Caligari" (1919)
Noir et blanc  -  muet  -  1h12  -  format 1:33

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2 commentaires:

  1. Film totalement, absolument génial ... pas vu depuis ... non, pas sa sortie, n’exagérons pas...
    Des innovations visuelles pour les décennies à venir (si je me trompe pas de film, c'est bien dans Dr Caligari que les flics sont perchés sur d'immenses chaises avec des meubles aux tiroirs démesurés, gimmick plus ou moins pompé par Terry Gillian dans Brazil), ces décors qui patrent de plus en plus de traviole à mesure que l'histoire devient folle, cet éclairage en clair-obscur avec ces ombres gigantesques ...
    Et le scénar, avec son final à rebondissements multiples, c'est quand même gonflé pour l'époque, où le travail était hyper-mâché pour que tout le monde comprenne. Le père(vers) Hitchcock, quand il s'est agi de traiter de schizophrénie quarante ans plus tard, s'est senti obligé de rajouter une scène finale d'explication-debriefing dans "Psychose".

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    1. J'ai pensé à Tim Burton, mais Terry Gillian est sans doute, oui, encore plus proche, ou des gens comme JP Jeunet (époque Caro & Jeunet). C'est moins un "film" qu'un bouillonnement incessant d'idées, une oeuvre collective qui brasse architecture, peinture, effets photos... Pour la musique, on ne peut pas dire, ce genre de film (comme Métropolis) change de bande-son, on demande à des compositeurs de réécrire des partoches à chaque réédition...

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